— Et vous en tenez compte ? demande Cyn sans illusions. Toi aussi, Viola ?
— Oui. Et comme tu peux voir, ça marche. Tu pourrais même en utiliser aussi. Il y en a qui marchent très bien pour trouver quelqu’un, bien mieux que les sites de rencontres traditionnels. »
Cyn ignore la pique. « Depuis quand les utilises-tu ?
— Neuf, dix mois ? » Elle hausse les épaules.
Espérons que l’interrogatoire s’achève rapidement.
C’est-à-dire peu de temps avant la métamorphose de sa fille, remarque Cyn. « Adam également ?
— Bien sûr, répond Sally.
— Alors ce sont elles qui l’ont fait passer d’un gros bébé à un fonceur ?
— Ça se peut, répond Viola. Il voulait être plus cool. Les programmes l’ont probablement aidé. De la même manière que l’auraient fait un psy, un copain ou un coach.
— Elles ont largement réussi leur coup », dit Cyn tout en le regrettant aussitôt.
« Super, maman ! Classe ! Respect !
— Désolée. Nous sommes tous un peu perdus. »
Sur son téléphone, un sms de Charly : « Le boss est vraiment furax. Tu devrais l’appeler. »
Il fallait s’y attendre. Mais dans la mesure où elle est concernée, elle ne peut enquêter en toute indépendance. Il devrait piger. Elle se prendra tout de même une sacrée soufflante demain. Elle essaye de ne pas y penser.
« Je comprends maintenant pourquoi ces programmes savent autant de choses sur vous. Parce que vous les gavez de vos propres données. Mais ils ne peuvent que vous dispenser des conseils approximatifs et généraux. Comment peuvent-ils considérer chaque utilisateur de manière individuelle ?
— Aucune idée », répond sa fille en haussant les épaules. « En tout cas, ça fonctionne.
— Ça change super vite, dans ce domaine », ajoute crânement Eddie. « Si tu te tiens pas au courant, t’es mort. »
C’est bien mon problème, pense Cyn et elle regarde discrètement Annie.
« Qu’est-ce qui change ? » demande cette dernière, énervée par le ton de son fils.
Malgré le regard insistant de Viola, Eddie se lance.
« Pendant longtemps, les programmes d’ordinateur étaient des machines à calculer. Tu les nourrissais avec le plus d’informations possible et ils te sortaient un résultat. Sur le principe, c’était une accumulation gigantesque et peu fructueuse de renseignements, qu’on faisait sortir de temps en temps. »
À la plus grande irritation de Cyn, le jeune homme ne cesse de jeter des coups d’œil à son téléphone, dont il tripote machinalement l’écran tactile. Cela ne suffit pas à endiguer son flot de paroles.
« Ensuite, on a développé une nouvelle sorte de programmes. Des programmes qui pouvaient apprendre d’eux-mêmes. Pour le dire simplement, ils choisissaient entre différentes possibilités. Lorsque c’était la bonne solution, ils répétaient le même choix par la suite, dans le cas contraire, ils en choisissaient une autre. Comme un enfant qui touche une plaque de cuisson chaude. Il apprend de ses fautes. Au contraire des êtres humains, il ne leur faut pas des années aux programmes, mais seulement quelques secondes pour apprendre. Ils ont donc développé leurs propres règles, leurs propres hypothèses, qui les aident à prendre des décisions dans leur environnement. En fonction de l’environnement pour lequel tu développes un programme, il va créer diverses stratégies et livrer différents résultats, de manière à toujours tomber juste. Tu as peut-être déjà entendu dire que les ordinateurs battent maintenant les maîtres des échecs et qu’un être de chair et d’os n’a plus aucune chance de l’emporter au Jeopardy ! »
Cyn acquiesce. Tout cela ne lui dit tout de même rien qui vaille.
« Tu veux dire que les Act Apps apprennent à me connaître de la même manière que mon entourage ? C’est-à-dire qu’elles savent, à partir de mes réactions, si elles ont raison ou non ?
— Oui, c’est ça. Et, associées à l’analyse des big data, elles te connaissent mieux que toi-même.
— Tu sais me rassurer, en tout cas », dit-elle sèchement. « Et ça va jusqu’où ? Tous les domaines de la vie ? Le programmeur peut-il prédire comment le programme arrivera à telle ou telle décision ?
— Ça dépend. Il y a de plus en plus de programmes pour lesquels ce n’est plus possible.
— Tu veux dire que plus personne ne sait pourquoi le programme, par exemple, conseille d’abattre un avion de ligne ou de tuer un terroriste présumé avec un drone ? Le chef des services secrets dirait alors devant le Sénat américain : “Nous ne savons pas pourquoi. Personne ne le sait.”
— Il ne le dirait pas comme ça, objecte Eddie. Même s’il s’agit de ça. »
La tête de Cyn va exploser. Elle préférerait disparaître de ce nouveau monde. En appuyant sur une touche de clavier, pourquoi pas.
« Les commentaires de notre post ont explosé ! » annonce Viola en regardant son téléphone. « Et presque tout le monde nous soutient.
— Alors ces types dehors nous lâcheront bientôt la grappe », souffle son ami.
Cyn décide de ne plus poser de questions et d’effectuer des recherches plus tard. Elle se sent très réticente à tout ce qu’elle vient d’entendre. Elle ne peut croire que les histoires de science-fiction de sa jeunesse sont maintenant devenues réalité. Sans même qu’elle l’ait remarqué ! D’un autre côté, force lui est de constater que ces programmes de conseil individualisé semblent rudement bien fonctionner. En tout cas, ils ont eu une excellente influence sur sa fille. Elle reste cependant sceptique. Quelque chose de vague la dérange. Elle a le sentiment que derrière l’enthousiasme de ces jeunes gens se cachent des secrets qu’ils ne veulent pas révéler. De nouveau, son téléphone vibre. Énervée, elle prend l’appel.
« Alors, on va l’avoir, ce reportage ? » beugle Anthony au bout de la ligne.
« Pas maintenant en tout cas.
— C’est un refus de travailler, glapit-il. T’es virée ! Demain, t’auras seulement besoin de venir pour récupérer ta lettre de licenciement et toutes tes affaires. »
Cyn lui raccroche au nez. À cet instant, il y a plus important que le Daily.
Derrière la porte, le calme règne. Cyn écarte légèrement le rideau de la fenêtre de la cuisine. Aucun de ses collègues à la lumière des lampadaires ni dans les ombres du crépuscule. Finalement inquiète, elle se demande si le rédacteur en chef était sérieux. Elle ne peut se permettre de perdre son emploi. Elle est prise de panique.
Eddie tapote sur son téléphone. « Plus de cent mille yeabs, likes et autres marques d’approbation. Partagé et retweeté plus de quatre mille fois. L’article le plus lu de plusieurs journaux. »
Cyn est tout de même partagée. Une image, quelques lignes… Ces gamins de dix-huit ans font ça avec autant de routine et de sang-froid que les reporters chevronnés qui tambourinaient à sa porte.
« Je crois qu’on peut y aller maintenant, fait la mère d’Eddie. On te ramène chez toi », dit-elle à Sally.
Après qu’ils ont tous quitté la cuisine, le regard de Cyn tombe sur le portable de sa fille pose sur la table.
Prenez-vous dans les bras avant de vous quitter. Viola. Ça vous fera du bien. Edward en a particulièrement besoin.
Un frisson parcourt l’échine de Cyn. D’où ce maudit programme peut-il savoir qu’Eddie et Sally sont sur le départ ? Viola enlace Sally et plus longuement Eddie.