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Elle ouvre le site de Freemee. La page d’accueil est dominée par la devise de l’entreprise en lettres capitales :

FAIRE EN SORTE QUE CHACUN PUISSE S’ÉPANOUIR INDIVIDUELLEMENT TELLE EST NOTRE RAISON D’ÊTRE.

PERMETTRE À CHACUN DE VIVRE UNE VIE PAISIBLE, HEUREUSE ET PROSPÈRE, TELLE EST NOTRE AMBITION.

Et sans eux, c’est impossible, hein ? Cyn fait défiler la page.

Plusieurs portraits de gens heureux montrent comment ils ont pu se réaliser grâce aux Act Apps de Freemee : meilleures notes à l’école, prouesses au piano, bonheur en amour, maîtrise de leurs données, revenus supplémentaires, travail…

Revenus supplémentaires ?

Elle clique sur le lien vidéo.

Une femme enjouée prend la parole : « Je comprends maintenant comment Google et compagnie sont devenues les entreprises les plus riches du monde. Depuis que je collecte moi-même les données me concernant sur Freemee, je gagne tous les mois plusieurs centaines de dollars ! C’est vraiment rentable ! Commence toi aussi à gérer tes données au lieu de te laisser voler et piller ! Enregistre-toi en trois clics et c’est parti ! »

Des centaines de dollars ?

Fébrilement, elle cherche le profil de sa fille. Il ressemble à ceux des réseaux sociaux traditionnels. Viola semble être une utilisatrice assidue. Des albums photographiques documentent sa métamorphose au cours des mois passés. Tout en bas, Cyn découvre le bouton « professionnel ». Elle clique et tombe sur un genre de thermomètre grâce auquel Viola rend public le nombre des données la concernant qu’on peut acquérir et en quelle quantité. Si Cyn ne se méprend pas, sa fille met en vente l’intégralité de ses données !

Comment ça marche ? Que fabriquent ces mômes ?

Un rapide coup d’œil sur les profils de Sally et d’Eddie lui montre qu’ils agissent de la même manière. Incrédule, Cyn regarde son écran. La moitié du monde s’indigne de la surveillance omniprésente et du vol de données, tandis que sa propre fille négocie les siennes !

C’était donc ça, ce regard complice !

Son pressentiment désagréable se révèle donc juste.

Attends voir, jeune fille ! Demain, fini de rire ! Tu me dois quelques explications !

Eddie est assis en pyjama sur la couette de son lit, l’ordinateur sur les genoux. La lumière blafarde de l’écran teinte son visage et ses mains de reflets bleuâtres. Il ne parvient pas à dormir. Dès qu’il ferme les yeux, il est assailli par les images de la journée. Le regard d’Adam. Ce regard d’incompréhension qu’il adresse à Eddie, comme stoppé par un mur invisible, ce regard suppliant d’effroi.

Eddie ouvre grands les yeux pour se soustraire à ce regard. Il s’en veut de s’être d’abord arrêté, de n’avoir pas tout de suite couru vers le corps sans vie d’Adam… Ce n’était pourtant qu’un réflexe.

La sensation de ses mains dans le sang chaud de son ami, lorsqu’il a essayé d’arrêter l’hémorragie, ne le quitte pas. Ses doigts tremblotent au-dessus du clavier.

Son regard erre sur le profil Freemee d’Adam, transformé par l’entreprise, quelques heures après sa mort, en livre du souvenir. D’innombrables commentaires oscillant entre tristesse, colère et effroi. Comment une telle chose a-t-elle pu se passer ? Pour certains, lunettes et reconnaissance faciale sont coupables. Faux pour d’autres. Les lunettes ont averti Adam, l’ont prié de s’arrêter. La vraie question est de savoir pourquoi il a continué sa course. Au cours de l’année passée, il a toujours tenu compte des conseils délivrés par les Act Apps. Il a changé de style, de coiffure. Il a communiqué toutes ses données à l’application de fitness, il s’est inscrit au rugby pour sculpter son corps et raffermir son âme. Sur le profil de son camarade, Eddie trouve nombre de tableaux et de photos où le jeune homme parle de ses changements ; ses points augmentent en fitness, en endurance, en force. Il y a des photos de lui en train de courir, d’autres où il a perdu du poids, d’autres encore où il gonfle ses biceps et porte des packs de bière. Il y a aussi les photos du jour où il intègre l’équipe sportive de l’école. Il a également connu un soudain succès auprès des filles, après des années de moqueries de leur part au sujet de ses airs de puceau. Adam avec un sourire de publicité, des nouvelles fringues, une nouvelle coiffure, une gonzesse à chaque bras. Adam avec une meuf, puis une autre, puis encore une autre, et une autre, et une autre.

Les Act Apps ont aidé Adam à devenir un mec cool. Comme l’a dit Cyn aujourd’hui : du gros bébé au fonceur.

Ce qu’elle a ajouté lui revient aussi.

Elles ont largement réussi leur coup.

Et la réaction de sa fille, du tac au tac.

Super, maman ! Classe ! Respect !

Elle est comme ça, Viola. Drôle, prête à dégainer, intelligente, courageuse. Et depuis qu’elle a mis au placard sa panoplie de vampire, elle est drôlement jolie. Elle s’est énormément transformée au cours de ces derniers mois. Il aimerait sortir avec elle. Il est incapable de dire à quel moment ses sentiments ont changé. Ils se connaissent depuis une éternité et sont comme frère et sœur. Mais depuis quelques semaines… Ce n’est pas réciproque, craint-il. Il ne lui a encore rien dit. Voilà quelque temps qu’il utilise une Love Act App. Elle lui donne de bons conseils, mais exige de lui qu’il soit patient.

Dans la galerie de photos d’Adam, il y en a une où figure Viola. Ils rient face à l’objectif, se tiennent par la taille. Eddie ressent une pointe de jalousie. Non, non, il n’y avait rien entre eux. Même s’ils avaient beaucoup de points communs, et pas seulement leur transformation aussi récente que radicale.

Eddie lui aussi a changé. De manière moins marquée. Mais à cet âge, tout le monde change constamment. Les Act Apps lui sont d’une grande aide, comme à tous ses amis.

Les parents ne cessent de se lamenter du fait qu’ils soient toujours pendus à leurs smartphones, alors qu’eux-mêmes en sont tout aussi dépendants. Enfin, pas Cyn peut-être, à ce qu’il sache. Même si Viola s’est plainte de sa mère durant des années. Eddie a toujours mieux compris Cyn que sa gothique de fille. Surprenant qu’elle ne fasse pas de commentaires aussi durs sur la transformation de sa fille que sur celle d’Adam. Mais Viola est encore en vie, Dieu soit loué !

Eddie est plein de colère envers ce bandit qui a froidement abattu son meilleur ami. Heureusement, il est mort à son tour. Il y a une justice. Plus jamais ils n’iront au bar ensemble, boire ensemble à cause d’un chagrin d’amour ou pour rigoler, discuter des nuits entières, programmer, jouer, écouter de la musique et toutes ces choses que l’on fait entre amis ! Des larmes lui montent aux yeux. Il est également en colère contre Adam. Pourquoi a-t-il été assez inconscient pour suivre ce type alors que l’alarme de ses lunettes l’en dissuadait ?

Elles ont largement réussi leur coup.

Super maman ! Classe ! Respect !

Il se lève, va à la fenêtre, regarde la nuit. Dans la lumière lunaire, il distingue la silhouette d’un buisson isolé dans le petit jardin derrière la maison.