Comment diable les a-t-elle reconnues ? Elle s’entendrait à merveille avec Jeff.
« Tu les as eues où ?
— À la rédac.
— Le Daily est aussi moderne ? Eh ben ! Je peux les essayer ?
— D’abord mangeons. »
Sans un mot, Viola prépare un en-cas tandis que sa mère disparaît dans la salle de bains.
Au cours du repas, Cyn demande à sa fille comment s’est déroulée sa journée, puis lui explique comment elle a obtenu ces lunettes.
« Ah ! Le President’s Day. Cool. Quand ils attraperont ces types, ils seront dans la merde.
— Tu connais Zero ?
— Nope. Enfin, depuis aujourd’hui, quoi. Je peux avoir les lunettes, maintenant ? »
À peine Cyn a-t-elle acquiescé que Viola disparaît dans sa chambre.
Quant à elle, elle s’installe confortablement avec son ordinateur sur le canapé du salon qui, à lui seul, remplit quasiment toute la pièce. L’exiguïté ne la dérange pas. Peu de temps après la naissance de Viola, l’emménagement dans cet appartement avait signifié un nouveau départ. Comme elle y vit depuis longtemps, le loyer est particulièrement bas. Elle ne pourrait pas prétendre à plus grand au centre de Londres.
Elle passe en revue les communiqués des agences de presse. La Maison-Blanche a publié un document lapidaire : le Président et sa famille sont en bonne santé, l’attaque n’était pas armée. Le FBI et le département de la sécurité intérieure ont commencé les investigations en vue d’arrêter les terroristes.
Terroristes ? s’interroge Cyn. Bien sûr. Tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une intrusion sur le sol américain est considéré comme du terrorisme. Mais que se joue-t-il en coulisses ?
Bien qu’il n’y ait ni mort ni blessé, l’opération fait toutes les unes. Les médias ne parlent que de ça. Les réactions vont de la moquerie à la colère en passant par toutes sortes de spéculations. Une image en particulier ressort : le visage du Président déformé par la panique, ses yeux écarquillés de peur, la bouche ouverte pour crier son angoisse.
Si le but de Zero était de faire passer l’homme le plus puissant du monde pour un simple mortel terrassé par la terreur, alors il a mis dans le mille.
On ne leur pardonnera jamais, songe Cyn, inquiète. On ne badine pas avec une superpuissance hystérique et blessée.
Elle prépare un thé et savoure quelques minutes de répit pendant que l’eau chauffe et commence à bouillir. Aucun bruit ne provient de la chambre de sa fille. Voilà un an, cela l’aurait inquiétée. Mais au cours des derniers mois, Viola s’est métamorphosée, passant d’un look à la Lily Munster à des airs de Boucle d’Or. Autrefois, Cyn aurait frappé à sa porte et lui aurait demandé si elle avait envie d’un thé. Un prétexte pour la contrôler. La peur que sa fille unique ne bascule dans la dépression et dans la drogue prenait parfois le dessus.
Aujourd’hui, elle n’a plus le sentiment de devoir la contrôler. Après des années de querelles haineuses et interminables, elles ont fini récemment par former une paire harmonieuse.
Elle semble être bien dans sa peau, pense Cyn. Dommage qu’elle doive déménager bientôt, à la fin de l’année.
Cet automne, elle commencera des études de droit.
En soupirant, munie de la tasse fumante, Cyn retourne dans le salon.
La modernisation de la rédaction du Daily offre au moins un avantage : les archives numérisées de tous les articles passés, que Cyn peut consulter de chez elle. Elle cherche les plus récents traitant de surveillance, de sphère privée, ceux qui concernent les méthodes d’investigation des fonctionnaires américains. Il y en a à foison. Ils traitent de Wikileaks, le site Web lanceur d’alertes, de Chelsea Manning, née Bradley Manning, le soldat américain qui a rendu publics les crimes de l’armée américaine en Irak, et, cela va sans dire, d’Edward Snowden et de ses déclarations sur la surveillance mondiale généralisée par la NSA. Cyn avait bossé quelque temps sur cette affaire à l’été 2013. Mais, comme à l’accoutumée, de nouveaux sujets avaient retenu son attention. Révoltes, guerres civiles, inondations, tremblements de terre, attaques, crises économiques…
Sans compter que, en tant que Londonienne, elle est habituée à la surveillance. Que peut-elle bien faire contre ça ? Elle en est arrivée à la considérer comme une mesure de sécurité.
Elle se concentre sur son travail. Sur Internet, elle tombe sur quelques reportages à propos de la manière dont les enquêteurs américains ont mis la main sur les membres des Anonymous et d’un groupe nommé LulzSec.
Aller une seule fois sur Internet sans précaution, rien qu’une seule, et ils t’attrapent. Ça sent mauvais pour Zero, se dit-elle. Ils les débusqueront également.
Dans un article consacré à la réalisatrice Laura Poitras, à qui Edward Snowden s’était confié, elle apprend qu’ils ont pu communiquer tous deux de manière indétectable. La plupart des mesures de sécurité qu’ils ont mises en place sont techniques et compliquées. D’autres semblent sorties d’un thriller, comme la planque des chargeurs de portables dans des frigos. Elle prend quelques notes avant de rédiger un brouillon d’article.
À quarante ans à peine. J’ai l’impression de m’être réveillée dans un film de science-fiction de ma jeunesse… la sphère privée est morte… est-elle morte ?… le concept de sphère privée est gravé dans la loi depuis au moins cent ans… est-ce un concept suranné ! Ou n’est-il pas assez défendu ? Une résistance contre la surveillance, comme celle de Zero, signifie-t-elle un dernier râle d’agonie ou les débuts d’une résistance ? — > exemples d’autres activistes, d’autres affaires… la peur, une raison valable pour la surveillance ou un prétexte pour le contrôle et le commerce ?
Peu à peu, son article prend forme. Il lui restera à le mettre au propre, demain matin.
Elle se connecte maintenant au site de rencontres en ligne pour lequel elle paye un abonnement mensuel. Pour rien. Sa photo est presque actuelle et elle n’est pas outrageusement travaillée. Le reflet rouge de ses cheveux bruns est du meilleur effet. Concernant son âge, elle n’a menti que de quelques années. Elle se voit trentenaire.
Dans sa boîte de réception, cinq messages. Elle en classe trois d’après leur sujet, un autre parce qu’il est court. Le dernier n’est pas des plus désagréables, même si son expéditeur n’est pas vraiment son genre. Peut-être y répondra-t-elle. Ou pas.
Peu avant onze heures, elle se sent fatiguée. Elle se rend dans la salle de bains où elle peut à peine se retourner tant la douche et le lavabo sont proches. Elle ôte ses vêtements et, comme tous les matins et tous les soirs, son regard esquive son reflet dans le miroir, mais elle caresse sa peau rouge fissurée, formant des sortes de tourbillons, craquelée sur des parties de son sein gauche, ses côtes, et à l’intérieur de son bras gauche.
Pendant un bref instant, elle est envahie par la panique. Il pourrait y avoir sur Internet une photo de l’incendie qui s’est produit il y a dix-sept ans, de la même manière qu’elle en a trouvé une aujourd’hui de cette femme qui a perdu son pied.
Elle prend une longue douche, s’essuie avec précaution avant de passer une crème sur ses cicatrices. Puis elle enfile un t-shirt et un short de pyjama, et passe son vieux peignoir confortable.
Elle frappe à la porte de Viola.
« C’est génial ! » s’écrie sa fille après lui avoir ouvert. « Tu me prêtes les lunettes pour demain ? Je te les rends le soir ! S’il te plaît !