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— Dans ce dernier cas, objecte le pertinent personnage, t’as qu’à percer un trou dans les réservoirs pour que l’eau s’écoulasse !

Je renonce à convaincre ce second Lavoisier de l’utopie de ce système car le haut-parleur du mess annonce que l’appareil a refait surface.

Ouf ! Ça va nous faire du bien de renifler une goulée d’air.

*

L’océan a une vilaine teinte grise, probablement à cause du ciel plombé qui rase les flots. L’air est vif et vous flagelle le visage.

— Dans le fond, on est mieux dans le fond ! résume Bérurier.

Quatre marins en larmes (les larmes gèlent illico sur leurs figures, car ici on a des chagrins à larmes blanches) transportent les corps de leurs compagnons morts sur le pont balayé par des embruns et les déposent sur de la toile de bâche.

Le professeur a passé une blouse blanche et des gants de caoutchouc.

— Laissez-moi, maintenant, messieurs, nous fait-il gentiment, car c’est un bien triste spectacle.

Rien ne nous soulage autant que de lui donner satisfaction[7]. Nous réintégrons donc le sous-marin et attendons, bercés par la houle.

C’est bon de savoir qu’on est à la surface. Il y a dans nos tripes quelque chose de content, malgré la gravité de l’heure.

Le commandant reste immobile, ses belles mains pâles allongées sur la table, soucieux, meurtri. Les sous-marins-men ne sont jamais bien bronzés, mais Hiscaupe alors bat tous les records de pâleur.

— Un assassin à bord, ne cesse-t-il de psalmodier, comme s’il n’arrivait pas à s’ancrer ça dans le bol, lui qui pourtant a l’habitude de s’ancrer n’importe où.

On écluse du scotch avec frénésie, principalement Béru qui sait admirablement travailler sur une biture de la veille. Excepté Dominique Lancin, le blondinet de l’Observatoire, nous possédons tous un solide coup de glotte. Très vite la bouteille est asséchée. Le commandant décide alors d’en faire amener une autre. De toute évidence, ce qui se passe sur le pont lui déboulonne le mental, et aussi ce qui va s’y passer après l’autopsie. Ça n’a rien de marrant de balancer au jus les carcasses de gars qu’on estime.

Il sonne le steward, mais le steward ne répond pas. Impatienté, l’officier se lève pour aller chercher lui-même un flacon de rechange à la cambuse voisine. Nous le voyons revenir titubant moins d’une minute plus tard.

— Mon Dieu, balbutie-t-il, ô mon Dieu !

Doué d’une intelligence particulièrement développée, j’ai déjà compris qu’un nouveau drame vient de se produire. Effectivement, Prosper Hiscaupe annonce :

— Messieurs, le steward est mort !

J’aurais pas la conscience professionnelle chevillée au stylo, je pourrais terminer là le présent chapitre. En coup de cymbale ! Mais moi, vous me connaissez ? J’ai pas l’habitude de pleurer mes méninges.

— Asphyxié ? mugis-je.

— Comme les deux autres, lamente le pauvre officier, hagard.

Nouvelle ruée générale.

Le steward est bel et bien affalé sur le plancher de la cambuse, la tête sur une caisse de bouteilles. Lui aussi est tout noir, avec les yeux hors de la tête.

J’ai dard-dard une réaction de flic.

— Le meurtrier se trouve parmi l’équipage, commandant !

— Impossible ! balbutie-t-il, absolument impossible. Des hommes, je vous le répète, triés sur le volet.

— Il est à claire-voie, vot’ volet, tranche le Mammouth, y a des parasites qui doivent passer au travers.

— Voyons, commandant, vous devez vous rendre à l’évidence, m’exalté-je. Lorsque nous sommes redescendus du pont, le steward nous a servi des drinks au mess. Nul d’entre nous n’a quitté la pièce avant que vous découvriez le corps de ce pauvre garçon, conclusion, c’est bel et bien un type de votre équipage qui a fait le coup !

Il est accablé, mais la Marine française, vous savez ce qu’elle est, hein ? Toujours sur le chemin de la gloire et de l’honneur. Il se redresse, bombe le torse et lance d’un ton implacable :

— S’il en est ainsi je le démasquerai moi-même et le châtierai de ma propre main !

Bien causé ! Ça nous file une forte dose d’énergie.

— Portons le cadavre de cet homme sur le pont, afin que le professeur puisse l’examiner. Ensuite, nous immergerons les corps et entreprendrons l’équipage sérieusement.

Bérurier se masse les phalanges d’un air gourmand. Son œil est devenu éléphantesque. Vous n’avez jamais vu, vous, un éléphant blessé, qui interrompt soudain sa fuite et s’arrête avec dans le regard une trouble indécision ? Moi non plus. Mais paraît que c’est terrible. Ça guérit les hoquets les plus récalcitrants. Il se campe sur ses quatre colonnes doriques, la trompe en balancier d’horloge. Et puis, brusquement, il agite ses feuilles de nénuphar et se met à charger. C’est le séisme, la foudre, la tempête, le bulldozer emballé. Il brise, il écrase, il renverse. Ce qui nous semble aquilon lui semble zéphir. Eh bien, chez Béru, c’est pareil. Y a la période de concentration, l’instant fatal où la colère s’étale dans sa viande. Il enfle de l’intérieur, il s’air-comprime, jusqu’à ce qu’une mystérieuse détente libère son concentré de typhon. Ce sont des hommes très abattus qui escaladent l’échelle de fer menant à l’air libre. La colère est notre seule énergie. Nous prenons pied sur le pont mouillé, luisant et nu comme un dos de baleine.

Un cri sort de nos poitrines (d’où voudriez-vous qu’il sortît, d’ailleurs ?).

— Le professeur ! hurlons-nous.

Lavoisier-Mélanie-Canot gît au travers des deux corps autopsiés, son scalpel à la main. Les gants rouges de sang. Lui aussi est mort. Lui aussi est noir. Lui aussi a les yeux en relief.

Le spectacle est terrifiant, mes amis ! De quoi filer des cauchemars et la colique à une compagnie de mercenaires. Imaginez un peu la scène, si vos cellules ne poissent pas trop : ce pont désespérément nu, tout noir… Les trois cadavres dont deux sont éventrés, gisant dans un pêle-mêle atroce… L’océan gris et blême qui gronde, grogne et rogne jusqu’à des infinis vertigineux. Le ciel menaçant. La mort impitoyable, monstrueuse, absurde dans cet univers désolé. Car c’est cela qui frappe, c’est cela, surtout, qui accable : ces assassinats au sein de notre petite communauté perdue au bout du monde.

Nos conditions de vie présentes devraient nous inciter à l’entraide. Faire de nous des exemples d’altruistes.

Au lieu de cela, un diabolique meurtrier nous décime inexorablement.

Le blondinet de l’Observatoire éclate en sanglots frénétiques. Ce sont les nerfs qui lâchent.

Faut comprendre !

Tiens, je vais tout de même arrêter là, c’est trop poignant !

CHAPITRE VI

Vlouf ! Vlouf ! Vlouf ! Et vlouf !

Par quatre fois, les matelots ont laissé filer au cloaque les cadavres ficelés dans leur toile et lestés chacun d’une gueuse de fonte.

Les quatre colis flottent un instant autour du sous-marin. Comme ils tardent à s’enfoncer ! On dirait qu’ils refusent cette sépulture hideuse, qu’ils tentent une suprême fois de se raccrocher à la lumière ; puis doucement ils se mettent à tournoyer et à descendre… On cesse d’en apercevoir un, puis deux.

Bientôt, l’océan les a oubliés. Il ne reste plus que des vagues, et encore des vagues, perpétuellement, jusqu’à la fin des temps. Elles giflent la coque sombre du sous-marin, sur laquelle l’équipage au complet est aligné, recueilli, figé dans une douleur silencieuse. Se peut-il que le meurtrier soit là, parmi ces gens prostrés, cachant son âme noire sous un voile de tristesse[8] ? Je promène sur l’assistance un regard à la fois sagace et panoramique. Lequel ? me demandé-je.

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7

J’sais pas si vous l’avez remarqué, mais, depuis quelque temps, mon langage s’académise ; faut que je fasse gaffe.

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8

Enfin quoi, vous allez pas me dire que c’est pas de la toute grande littérature, ça, hein ?