— Très bien, a déclaré le commandant, puisqu’on met en cause notre honneur, continuons.
Là-dessus on a plongé et l’Impitoyable a repris sa route vers le pôle Sud.
Donc il est sept plombes. Le cadran lumineux de ma tocante verdoie dans l’obscurité. C’est ça surtout qui déprime à bord d’un sous-marin : l’opacité absolue du noir, dès qu’on éteint les loupiotes. Dans une chambre, on a beau aveugler les fenêtres à grand renfort de lourds rideaux, une poussière de luminosité continue de flotter dans la pièce, même en pleine nuit. Ici, non. La nuit est une quintessence de nuit. L’obscurité un concentré d’obscurité. Ça étouffe. Vite j’actionne le commutateur et le tube de néon me restitue un ersatz de jour, un peu trop cru, un peu trop aveuglant pour les yeux encore bouffis de sommeil. Je bâille, m’étire, me fourbis l’orbite, me masse le prosper, me frotte les joues râpeuses avant de sauter de ma couchette.
Au rayon du dessous, Béru dort, nu, la bouche ouverte, les narines dilatées. J’accomplis quelques mouvements gymniques. On se rouille dans ce sous-marin. On fait des petits pas, des petits gestes. On se faufile. Sous Louis XI, les prisonniers dans leur cage devaient éprouver ce que j’éprouve. On deviendrait vite reptile dans ce gros suppositoire d’acier qui vadrouille dans le dargeot de l’océan. Un jour, on trouvera bien le moyen de se déplacer d’une façon plus humaine au sein des mers. Comment ? Ça me vient pas très bien à l’idée, sinon je le ferais breveter d’ores et déjà. Jules Verne aurait pris des licences, il serait aujourd’hui le mort le plus riche de l’univers. Quel cerveau, ce Julot, quand on fait l’inventaire de ses utopies du moment devenues réalités. L’imagination, faut admettre, c’est la mémoire du possible. Un jour, sans le secours d’aucun appareil, l’homme vadrouillera dans l’élément liquide. Grand-papa était poisson, n’oubliez pas. On reviendra poissons, mes gueux ! Un jour l’eau ne nous étouffera plus. Un jour l’eau ne nous mouillera plus. C’est écrit. La vraie conquête ce sera la polyvalence totale de l’individu. Son acclimatation à tous les éléments. Je nous vois, dans quelques millénaires, intégrés enfin au système. La mission de l’homme, c’est cet affranchissement absolu. Le règne humain est une communion chimique en devenir. Chaque génération dépose sa couche qui la hisse vers la connaissance. Elle est un limon qui fertilise, laissez faire. Laissez-vous mourir tranquillement, je devine que ça n’est pas inutile. La seule véritable découverte philosophique jamais réalisée par l’homme est que tout se transforme. Et une transformation s’opère toujours dans le sens de l’évolution. Bravo Newton, vive Lavoisier ! Le carbone en se purifiant est devenu diamant ! On deviendra diamant à grand renfort de chagrins et de choucroutes garnies. Ne vous impatientez pas.
Je prends ma douche, me rase et passe mes fringues mélancoliquement. J’ai hâte de retrouver la terre ferme, fût-elle recouverte de glace.
— Ohé, Béru ! hurlé-je.
Le Gros se dresse fougueusement et cogne du cigare contre la couchette supérieure. Ça l’abasourdit. Il a les yeux fixes. On jurerait qu’il pense. Cette période de semi-prostration cesse et il me considère Alexandre-benoîtement.
— C’est toi qui m’as appelé ? grogne-t-il.
— Pour ainsi dire.
— Quelle heure est-il ?
— Bientôt sept heures et demie, mon pote.
— Quelle idée de se lever si tôt, alors qu’on n’a rien à branler.
— Ah, tu trouves ! C’est aujourd’hui qu’on atteint la Terre Adélie et il serait bon de démasquer le meurtrier avant de débarquer.
Il se vide le nombril avec l’ongle de l’auriculaire.
— Ah oui, c’est vrai, l’assassin…
Il tâtonne sous sa couchette pour récupérer son dentier, le gobe d’un formidable happement et profite de ce qu’il a le clapoir en ordre de marche pour déclarer :
— C’est marrant, j’ai fait un drôle de rêve, cette nuit.
Il attend que je le questionne, mais je suis un gars pas très freudien et la clé des songes n’a jamais constitué mon livre de chevet. Comme je m’abstiens de solliciter une narration circonstanciée, il parle :
— Tu sais quoi t’est-ce que j’ai rêvé ?
— Ne me fais pas languir davantage.
— C’était moi l’assassin, figure-toi.
— Intéressant.
— Je butais tout le monde, à qui mieux-mieux…
— Belle mentalité, laissé-je tomber en boutonnant ma cravate car l’élégance est une forme de la politesse.
Sa Majesté éprouve quelque difficulté à s’évader de son cauchemar. Il est des rêves qui vous harcèlent jusqu’au initan de la journée.
— J’étais pire que l’ennemi public, mon pauvre San-A. Tout le monde était rectifié, comme si que j’aurais eu le bout d’un câble à haute pension dans la main et qu’il suffisasse que je touchassasse les gens pour qu’ils mourassent.
Le gros lardon se met sur son séant.
— Je pense que c’est c’te charognerie qui m’a chamboulé la drame, fait-il en caressant d’un index prudent une vilaine rougeur sur sa cuisse.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La piquouse qu’on m’a faite l’aut’ nuit à l’hôtel. On dirait pour ainsi dire qu’elle s’infecte, ça ramasse !
Effectivement la rougeur se couronne d’une légère enflure jaspée.
— Avec l’hygiène que tu pratiques, tu devrais n’être qu’un gigantesque furoncle, Béru. Va trouver l’infirmier du bord, il te filera une pommade quelconque pour stopper l’inflammation.
Là-dessus je le laisse à des ablutions problématiques pour aller prendre mon petit déjeuner au carré des officiels.
Quelle n’est pas ma surprise de trouver la pièce vide, alors que, d’ordinaire, nous nous y regroupons chaque matin à cette heure-là. La table commune n’est même pas dressée. C’est le silence. Un silence feutré au sein duquel chuchotent les vibrations du sous-marin. Étonné autant que surpris, comme dirait Pinaud, je sors du carré pour gagner la cambuse. Là non plus, il n’y a personne. Une idée me saisit : aurions-nous refait surface et mes compagnons de croisière seraient-ils allés respirer l’air du pôle sur le pont ?
Je fonce en direction de la tourelle. Un regard me renseigne : nous sommes toujours au sein des eaux.
Enfin, j’avise un marin, au bout du couloir. Il est installé devant le tableau des commandes.
Je cavale jusqu’à lui. Le commandant est assis près de l’homme. Tous deux paraissent dormir. Leur tête est posée sur leur coude replié.
— Commandant ! crié-je.
Il ne répond pas. Lui et son mataf sont noirs, avec les yeux hors de la tête, morts.
Une abominable panique m’empare. C’est irraisonné. Elle provient moins des deux hommes assassinés que de leur présence aux commandes du sous-marin. Comprenez moi, bande de truffes : l’Impitoyable continue sa route en étant livré à lui-même ! C’est un cheval de course sans cavalier, un train sans mécanicien, une caravelle sans pilote ! Il fonce dans les profondeurs au petit malheur la chance. Mes cheveux se hérissent, parole ! Je les sens qui se mettent en paquets de crayons. Ils forment les faisceaux. Ça se flétrit dans mes intérieurs ; j’ai l’estomac qui est tréfilé, le foie aplati, le cœur en pas de vis, les joyeuses recroquevillées, les poumons en portefeuille, le cerveau harançonné, le sang qui patouille, les genoux qui grenouillent, les muscles qui carambouillent, les os qui houilleblanchent, les pigments qui tournesolent et la rate qui gélatine.
Je voudrais pouvoir couper le contact, serrer le frein à main, appuyer sur le klaxon, saisir le volant. Je regarde avec une monstrueuse hébétude tous ces cadrans mystérieux, toutes ces manettes redoutables, tous ces boutons inidentifiables, tous ces voyants qui m’aveuglent. Quelle horreur ! Je ne puis rien faire, vous m’entendez ? RIEN ! Ah, mesdames ! C’est à toutes les mamans de France que je m’adresse, ce sont elles que j’exhorte pathétiquement. Mères de France, si attentionnées, si sublimes, vous qui vous souciez au plus haut point de l’éducation de vos enfants, je vous en conjure, ne restez pas sourdes à mon appel. Au lieu de faire étudier le latin à vos enfants, ou bien les fables de Jean de La Fontaine, la comptabilité, le piano, l’anglais et la danse classique ; au lieu de cela, mes mères, au lieu de ces matières superflues, mémères, apprenez-leur à piloter un sous-marin ! C’est trop bête de se trouver dans ma situation. Trop déprimant, trop désemparant.