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Je surmonte mon effroi, bien qu’il soit indicible, et je m’élance hors du poste de commandement. Il faut absolument que je dégauchisse un matelot capable d’arrêter le bâtiment. Quel connard a prétendu que lorsque le bâtiment va, tout va ? Ah, l’infâme ! Ah, le sot !

Vite ! J’arpente une coursive et je coursivite que je me cogne le bol contre le montant de la porte. Un bref instant je crois que c’est l’Impitoyable qui vient de se faire une banquise. Surmonte ton étourdissement, San-A. Oublie ta douleur ; jugule ta trouille, mon chéri. Calme-toi, on ne fait rien de fameux dans la panique. Celui qui effervescente en cas de danger imminent est foutu d’avance.

Je continue ma route vers le poste d’équipage. J’ouvre la porte sans frapper. Le spectacle est hallucinant : les six marins qui se trouvent là sont morts.

Non, mais dites, c’est pas possible ! Je cauchemarde ! Je suis encore sur ma couchette. C’est le whisky d’hier soir qui fait des siennes. Malgré mon affolement, un petit coin de mon caberlot demeure lucide et fait de la comptabilité. Il se dit, avec le peu de cellules grises valides qui lui restent : « Il y avait encore dix hommes d’équipage cette nuit, commandant compris. Le se-le-mettre-à-mort-après-Dieu est clamsé en compagnie d’un matelot, ça fait deux. Il y en a six autres de clamsés ici, ça fait huit. Donc il doit en rester deux, à savoir le second et un autre mataf. Quelle hécatombe (sous-marine) ! Quelle matelote de matelots, ma douleur !

Faut que j’alerte les deux autres… Je m’arrête pile. Le second ! Les soupçons pesaient sur lui, la veille. Béru aurait-il vu juste ? En un éclair, car la pensée va presque aussi vite que la lumière, j’échafaude une hypothèse démentielle, niais ce que je vis est tellement dingue qu’on peut me la pardonner. Le capitaine Leborgne-Daideux est un traître passé à la solde de l’implacable ennemi qui nous traque. Il avait un complice parmi l’équipage. Pendant la nuit, les deux hommes ont bousillé le personnel naviguant. Puis, vêtus de scaphandres autonomes, ils ont quitté le bord par le sas d’évacuation et ont été récupérés par un bateau placé là pour les récupérer… Cette manœuvre pouvait-elle s’opérer alors que le sous-marin continuait sa route ?

Par acquit de conscience, je continue d’explorer le submersible. Je me dirige vers la cabine du second. Sa porte est dure à ouvrir. J’en comprends la raison lorsque je découvre le cadavre de l’officier sur le plancher.

Lui aussi est mort. J’adresse in petto d’ardentes excuses à sa mémoire. Neuf sur dix ! Où est le dixième marin ? Pas loin, mes amis… Il s’agit du radio et il gît, le nez dans ses appareils.

La totalité de l’équipage est morte !

« T’es foutu, San-A, me dis-je. Personne ne ramènera plus ce sale rafiot à la surface. C’est un cercueil à moteur qui continue d’errer dans l’océan Antarctique. Il ne reverra jamais le soleil. D’un instant à l’autre il percutera un rocher, ou un iceberg, et tu claboteras avec tes compagnons comme un rat qu’on noie dans sa nasse.

Je me rappelle justement un rat que j’ai vu périr ainsi quand j’étais môme. Il s’était laissé poirer dans une cage grillagée à cause d’un petit bout de gruyère, cette cloche ! Et pourtant, fallait qu’il y mette du sien, parole !

Il en avait des petits couloirs à suivre, pas commodes ; et des trappes à bascule à franchir… Malgré mes huit ans, j’y croyais pas à ce piège. Il me semblait trop compliqué. Je me disais que les rats n’allaient pas se farcir ce méchant labyrinthe, ou alors c’était du suicide, de la curiosité morbide… Eh ben non, au matin, un gros rat se trouvait embastillé, l’air désemparé et inoffensif. Il avait dû s’en rendre compte tout de suite qu’il l’avait dans le babe car il ne s’était même pas tapé le fromage, ce pauvre diable. Un gros rat champêtre, je me rappelle, avec de la moustache et une longue queue poilue. Ma grand-mère a plongé la cage dans une grande bassine d’eau. Sur le moment, le rat s’est simplement mis à nager dans sa cage, avec obstination, presque calmement.

Et puis, brusquement, il s’est affolé. Ses mouvements sont devenus désordonnés ; y a eu une période de vraie frénésie lamentable. Il gigotait sur place. Il cherchait plus à gerber des maillons perfides. Ça n’en finissait pas. C’était horrible. On devrait pas laisser regarder ça aux enfants. Ça leur montre la mort de trop près. Ils prennent trop bien conscience de l’imbécillité des choses, de la limitation du temps, de l’inexorable de notre condition, de la maladie purulente qu’est l’univers tout entier.

Le pauvre rat a cessé de se débattre. Il a accepté son agonie. Il s’est allongé dans l’eau pour mourir. Il s’est confié au néant. Il avait franchi je ne sais quel point critique. On a eu honte, grand-mère et moi. Elle disait que c’était une « belle saloperie de moins, engendreuse d’épidémie, dévasteuse de celliers », mais je me rendais bien compte que la rancœur n’y était pas. Moi je fixais le petit morceau de gruyère en train de blanchir près du cadavre.

Depuis lors, j’ai toujours bien aimé les rats. Et quoi, merde, c’est des mammifères, non ? Ça fait des petits, ça a du lait ! Les hommes sont dégueulasses.

Pour bibi, ça va être comme pour le rat. Quand la flotte envahira le sous-marin, probable que je nagerai car il y a rien de plus bête qu’un réflexe. Ensuite, lorsque l’asphyxie fera son œuvre, je cesserai de me débattre…

Un bruit de pas. C’est Béru qui sort de la cambuse.

Il tient une tartine de roquefort et une bouteille de rouge.

— Ces messieurs ont dû s’omettre, ce matin, dit-il. Alors je m’ai préparé mon petit déjeuner tout seul.

— Ces messieurs sont morts, Gros ! Tous ! Il reste plus une seule personne de l’équipage vivante. Et le sous-marin continue sa route… Pas moyen de le stopper, de le remonter, on est foutu !

Chose frappante, il est plus sensible à l’annonce des meurtres qu’à celle de notre vagabondage évasif dans les eaux.

— Tous morts ! bredouille-t-il.

— Tous, depuis le commandant jusqu’au radio, en passant par le second que tu as molesté.

— Assassinés ?

— Comme les précédents ! On est flambé !

— Ça alors, fait-il en débouchant la bouteille avec ses dents d’occasion.

Il se fiche une lampée de plombier-zingueur dans le cornet.

— L’assassin, c’est donc un des gars de la Défense ou le gus de l’Observatoire ?

— C’est probable, mais ça défie la raison. À moins que ces gens n’aient pu quitter le sous-marin…

On fonce jusqu’aux cabines. Béru ouvre à la volée la porte de nos collègues. À la contraction de son dos, je devine. Prenons-nous par la main et rendons-nous tous en cœur à l’évidence, les gars. Les deux délégués de la Défense sont morts aussi. Et je vous parie une mention honorable contre une motion de censure qu’il en est de même pour Dominique Lancin. Notre sous-marin est devenu une nécropole ambulante. Nous sommes les deux survivants. Pourquoi ? C’est ce que je me demande, du fond de ma panique. Pourquoi nous avoir épargnes ? Mais…