Выбрать главу

J’ai un soubresaut. Je blêmis… Béru… Son rêve… Mon copain est-il devenu fou ? A-t-il agi en état second ? Ne serait-ce pas lui, le meurtrier ? Dans la nuit, il s’est levé, il a bousillé tout le monde, poussé par une force mystérieuse et n’a épargné — réaction naturelle de son subconscient — que son ami San-A.

Oui, la voilà, l’effarante vérité. Il est envoûté. Ou bien…

Plus que le reste, plus que tout le reste, cette idée met le comble à ma peur. Elle me fait mal partout. J’ai envie d’abandonner ma peau, de dégobiller mon âme.

Béru s’avise de mon attitude.

— C’est horrible, non ? murmure-t-il.

D’instinct, je recule. Je le fuis.

— San-A. ! balbutie-t-il. Qu’est-ce que t’as ? Qu’est-ce que tu es en train de mijoter ?

Quelquefois, nos expressions sont plus éloquentes que nos paroles car le Mastar s’égosille :

— Ah ! non… Ah ! non, dis, tu ne t’imagines pas que c’est moi qu’ai déchniné tout le monde ! Tu vas pas te fourrer cette saloperie d’idée dans le crâne, San-A. ! C’est pas possible !

Avec sa tartine de roquefort et son kil de rouge, avec ses yeux d’épagneul atteint de conjonctivite, avec sa figure bouffie, sa braguette mal boutonnée, ses lèvres vernies par la vinasse, il a rien d’un Attila, Alexandre-Benoît. Et pourtant il me fout les jetons.

Je le trouve effrayant.

Il éclate en gros sanglots.

— San-A., mon petit San-A., c’est ton Béru qui te cause. Me regarde pas de cette manière. Je suis pas dingue. J’ai toute ma raisonnance, tu le sais bien, tu le sens bien, tu le vois bien. C’est pas le moment qu’on flanche. En pleine béchamèle tels que nous voilà. D’accord, y a plus que nous deux dans ce sous-marin, mais c’est pas une raison pour suspicionner. Est-ce que j’envisage une seule seconde que tu puisses être le meurtrier assassin, moi ? Et pourtant, puisque je sais que je suis innocent, j’aurais le droit de te croire coupable. Mais non ! J’ai confiance. T’as toujours eu confiance en moi, San-A.

Il pleure. Ça lui dégouline par les yeux, par la bouche, par les narines. Il a le désespoir qui ruisselle comme fond la neige au printemps.

Je suis remué. J’ai pitié.

— C’est sûrement pas de ta faute, Béru… On a dû te droguer, ou bien…

Il renifle, ravale, réorbite. Et, tout de go, se fâche. Chez le Gros, la rogne n’est jamais loin de la peine.

— Je te défends de penser un truc aussi monstrueux, tu m’entends ? Je te défends !

— Mais que se passe-t-il ? demande tout à coup une voix.

CHAPITRE VIII

Dans notre cas, même une voix d’assassin fait plaisir à entendre. Je considère Dominique Lancin qui vient de surgir de sa cabine et je me dis qu’assassin, cet être efféminé l’est fatalement. Je préfère transférer sur ses chétives épaules le doute dont j’accablais mon gros Béru.

Il est en robe de chambre, ce qui accentue son aspect gonzesse.

— Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là, hé ? fais-je d’un ton tellement âpre que vous croiriez déguster des prunes vertes.

— Je ne comprends pas, dit sèchement le nouveau venu.

Béru aussi a opéré une renversée instantanée. D’accusé plaidant non coupable, il est devenu accusateur.

— On va te faire piger, mon pote, ça va pas traîner.

Mais l’autre a une apparence si frêle, jointe à un air d’innocence si réussi que le Cogneur reste les bras ballants. Son roquefort répand une odeur de caserne mal tenue qui me chavire le cœur.

— Quoi ! Quoi ? Mais quoi donc ? bredouille le mignon de l’Observatoire.

Il a l’air sincèrement éperdu de curiosité, ce minet.

— Vous venez de vous réveiller, bien entendu ? je lui demande.

— Naturellement.

— Et vous avez dormi d’une traite !

— En effet, j’ai pris un somnifère, pourquoi ?

Je me tais, abruti par la prodigieuse incohérence de ce que nous sommes en train de vivre. Le sous-marin continue — non pas sa route, puisqu’il n’est plus piloté — mais de se déplacer. Je veux bien que l’océan est immense et qu’il y a de la flotte en pagaïe, mais enfin, il va fatalement percuter un obstacle. À moins qu’il ne tourne scrupuleusement en rond ? Et même s’il tournait en rond, il ne conservera pas tout le temps son horizontalité. Qu’il pique du naze un tantinet soit peu et c’est le fond de la tisane qu’on va télescoper… Tout le monde est canné à bord. Sauf Bérurier, San-Antonio et un petit jeune homme que sa maman a un peu raté sur les bords… Non, sincèrement, mes aminches, une situation semblable, faut la vivre pour comprendre ce qu’elle peut donner. Raconter, c’est rien. On peut pas, à l’aide d’une poignée de verbes et d’un boisseau d’adjectifs, restituer l’angoisse, l’insolite désespérant qui se dégage de l’aventure.

Je continue tout de même parce que c’est vous, mais faut vraiment que je vous porte une grande tendresse pour me lancer dans le narratif en ce moment. C’est à des témoignages comme celui-ci qu’on peut mesurer la conscience professionnelle d’un auteur, croyez-moi.

— Pourquoi ? gronde Béru… Tu demandes pourquoi, dis, rat-mulot, après ce que t’as fait !

— J’ai fait quelque chose, moi !

— Cher Lancin, coupé-je, il n’y a plus que nous trois de vivants à bord de ce sous-marin. Il est en plongée et fonce droit devant lui avec personne aux commandes. Si vous possédez des notions concernant le pilotage des submersibles, c’est le moment de les mettre à profit.

Réaction inattendue, mes fils. V’là chouchou qui me regarde d’un œil tout chose et qui s’évanouit. Vlouff ! D’un trait, comme on avale une méchante potion. Il glisse le long de la cloison et s’étale sur le plancher. M’est avis que pour un assassin il a pas beaucoup de ressort, hein ?

Moi, vous me connaissez ? Grande gueule, blagueur, mais bonne âme. Je me précipite pour le ramasser et, ce faisant, quelque chose me surprend. Je vous dis pas immédiatly ce que c’est, manière de vous surmener les glandes salivaires. Dans l’ensemble, les hommes ne sécrètent pas suffisamment. Ce sont des engorgés. Moi, si j’ai ce tonus et ce brio, c’est parce que j’utilise mes glandes au maxi.

Donc, en relevant Dominique Lancin, je fais une constatation époustouflante.

— Aide-moi, Gros, ordonné-je.

Il dépose tartine roqueforteuse et litron sur le plancher et empoigne les pinceaux de l’évanoui. Nous coltinons Dominique dans sa cabine, l’allongeons sur sa couchette et lui filons de la flotte sur le visage pour lui ranimer les méninges. Mais son évanouissement est une vraie croisière dans le sirop. Pas moyen de lui faire retrouver ses esprits.

— Faudrait un médecin, soupire l’Étourdi.

— Téléphone pour demander une ambulance, lugubré-je.

Il hausse les épaules.

— T’es marrant, dans ton genre, grogne le Mammouth. Bon, occupe-toi de cécolle, moi je vais voir si je trouve la brochure du sous-marin, chez le commandant. Y doivent bien fournir une note-triste d’entretien avec le carnet de garantie !

Sur ces mots optimistes, il me plante là. Je fonce chercher une boutanche de cognac à la cambuse, puis, selon une méthode prescrite dans tous les bons ouvrages, je desserre les dents de Dominique avec un manche de cuiller et je lui file une goulée de gnole. L’effet est immédiat. L’évanoui se désévanouise dans une quinte de toux. Il suffoque, s’ébroue à fendre une bûche de merisier et se malaxe la poitrine. Pendant ce temps, le gars moi-même, fils intrépide de Félicie, explore le placard de Dominique Lancin. Minutieusement. Et alors, ce que j’y trouve confirme mon impression de tout à l’heure (celle dont à propos de notre situation, mon naturel de flic revient taugalop. Je gamberge rapidement, je comprends, je déduis, je conclus.