Il nous sourit. Ça le change complètement, sa tenue de malade. Il a les yeux cernés, du feu aux pommettes, et ses joues s’ombrent d’une barbe de vingt-quatre heures, grisâtre et mal plantée.
— Faut bien suivre les inscriptions de votre médecin, m’sieur le directeur, recommande le Dodu, vous avez vraiment une mine de papier haché ; et votre bonnet d’estragon vous fait paraître plus pâle. C’est la première fois que je vous vois avec une coiffure. On se rend compte que le chauvinisme vous va bien.
Le Vieux a un sourire de remerciement et nous guide jusqu’à son bureau, une grande pièce avec des meubles anglais, des cartes géographiques, des bouquins rébarbatifs et une odeur de camphre extrêmement désagréable.
Il nous désigne un canapé de cuir vert.
— Asseyez-vous. Vous prendrez bien quelque chose ?
Eh quoi ! Pour la première fois depuis que nous œuvrons sous ses ordres, le Vieux nous offrirait à boire !
— C’est pas de refus, s’empresse Béru.
— Que prendrez-vous, s’inquiète le râpé de la Calebasse : tilleul ou verveine ?
— Verveine, dis-je en réprimant une assez fantastique envie de rire.
Bouille du Gros pour qui l’eau chaude, sous toutes ses formes et dans ses différentes applications, constitue un cauchemar !
Le ci-devant brigadier Grossel nous apporte trois solides infusions. Derrière la fumée de sa tasse, Béru ressemble à un bouddha qui aurait des crampes dans ses bras gauches.
— Mes amis, attaque le Dabuche, je ne vous ai pas fait venir pour vous abreuver de tisane, mais bien pour vous confier l’enquête la plus stupéfiante de votre carrière.
Ayant dit, il souffle sur son breuvage afin de laisser à notre curiosité le temps de devenir adulte. Sa maladie ne lui a rien ôté de ses facultés taquinatives. Il aime aiguiser l’intérêt de ses subordonnés comme un rémouleur tatillon le fil d’un couteau sur ses meules.
— Ce serait à propos de quoi t’est-ce ? grogne Bérurier, lequel dédaigne sa tasse avec ostentation.
Mais on ne vide pas le sac du Vioque comme un sac de pommes de terre : en le tenant à la renverse. Avec cécoinsse, il faut drôlement secouer le flacon, je vous le dis !
— Il s’agit d’une chose effarante, murmure le dirlo en rajustant son bonnet de fourrure.
Le Mastar va pour insister, mais je lui fais clin d’œil de la boucler, le silence s’avérant le plus sûr des stimulants en l’occurrence.
Pépêre pose sa tasse sur la table pliante, style barn, croise ses mains blêmes sur les brandebourgs de sa robe de chambre et déclare :
— Messieurs, depuis plusieurs jours, notre base du pôle Sud a disparu !
Je sourcille, aveuglé par l’incompréhension.
— Qu’entendez-vous par-là, patron ? demandé-je en essayant d’avoir l’air le moins bête possible.
Notre vénéré vénérable se masse la pointe du pif avec l’ongle de son pouce.
— Je sais que c’est insensé, et pourtant les faits sont nets, messieurs : les hommes et le matériel de la Terre Adélie ont été littéralement rayés de la carte. Il y a trois jours, notre base a brusquement cessé d’émettre. Nos services ont cru que des perturbations atmosphériques avaient détérioré les appareils et ils ont envoyé des avions de reconnaissance. C’est alors que les pilotes ont apporté l’incroyable nouvelle : il n’existe plus la moindre trace de vie en Terre Adélie. Ils n’ont survolé qu’une étendue de glace vierge de tonte présence humaine et de toutes épaves. Nous avions édifié là-bas une station scientifique des plus modernes dont il ne reste rien. Vous m’avez entendu : RIEN !
Il se tait pour boire sa verveine.
— Ce n’est pas tout, ajoute-t-il entre deux gorgées, ce n’est pas tout. Des appareils se sont posés à l’emplacement de notre base. Ils n’ont plus reparu !
Il n’a pas menti, Pépère ; voilà bien, en effet, le plus grand mystère jamais proposé à ma proverbiale sagacité !
— Quelles sont les hypothèses qui prévalent, patron ? je demande.
Il hausse les épaules.
— C’est tellement énorme, tout ça, qu’on n’ose même pas en faire… Un raz de marée aurait été perçu. Il n’est pas envisageable non plus qu’une attaque atomique ait détruit cette base, car elle aussi aurait été enregistrée. Un phénomène géologique ? Mais Dieu du ciel, il ne s’opère pas en catimini. Les Anglais, les Américains, les Norvégiens, les Russes, ont eux aussi des bases au pôle Sud, ils se seraient bien aperçus de quelque chose !
Bérurier se paie une suggestion :
— Ça seraient pas des l’un d’eux qu’auraient sucré notre base, m’sieur le directeur ? Jalminces comme j’en connais, c’eût été rien détonnant.
Pépère hausse les épaules, maussade :
— Ah oui, ils auraient investi notre territoire, arraché tous les pylônes, effacé les hangars et les constructions pour rendre la banquise aussi lisse qu’une piste de curling ? Et, qui pis est, les mystérieux agresseurs auraient laissé sur place une permanence invisible afin de neutraliser les éventuelles équipes de reconnaissance ? Voyons, Bérurier, voyons, voyons !
— Ben, faut bien dévisager tous les hypoténuses, m’sieur le directeur, plaide le Bouffi, ulcéré par la sortie de notre Boss.
Le Dabuche plonge frileusement ses mains fiévreuses dans ses manches, comme un moine assurant sa position de méditation.
— Moi, messieurs, déclare-t-il, je m’abstiens de toutes interprétations. Tout ce que je vois, c’est qu’un événement effarant s’est produit. Le président l’estime, à juste raison, intolérable, et veut des éclaircissements dans le plus bref délai. Une commission d’enquête est constituée pour aller vérifier sur place l’origine du désastre. Cette commission est composée de militaires et de savants, mais le président a pensé que des policiers professionnels ne feraient pas mal dans le tableau, et je partage son avis. C’est pourquoi, messieurs, je vous charge de cette mission.
Là-dessus il vide sa tasse.
Bérurier profite du silence pour poser cette admirable question :
— Le pôle Sud, c’est où, au juste ?
Mais le dirlo paraît ne pas l’entendre.
— La commission d’enquête ralliera la Terre Adélie à bord d’un sous-marin, reprend le noble malade. Le bâtiment en question appareillera de Hobart dans deux jours.
— Hobart, Hobart, murmure l’Intéressant, c’est pas du côté de Dieppe, ça ?
Pour le coup, la Vieillasse se fend le pébroque :
— Non, mon cher Bérurier, rectifie-t-il, Hobart est la capitale de la Tasmanie.
— Faites excuse, se trouble le Monstrueux, je me disais aussi que ça devait nicher dans le Moyen-Orient.
La maladie lui donne décidément toutes les patiences, au maquettiste de funérailles.
— La Tasmanie ne se trouve pas au Moyen-Orient, mais au sud de l’Australie, déclare le Boss.
— Comme qui dirait en plein équateur, quoi ! se rattrape le Dodu.
— Comme qui dirait en plein hémisphère sud, complète notre estimé chef.
— C’est bien ce que je disais, termine Bérurier.
Cette fois, l’homme à la calotte « d’estragon » ne se donne plus la peine de géographier. C’est vers moi, homme cultivé et suprêmement intelligent que, délibérément, il se tourne.
— Vous vous envolerez dès ce soir pour la Tasmanie, San-Antonio, via Melbourne. Une fois à Hobart, vous contacterez notre agent là-bas, un certain Wolfgang Hourrou, lequel enquête de son côté. Il vous mettra au courant de ses recherches et vous présentera au commandant de L’Impitoyable.