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L’entrée de Béru sous la tente interrompt notre conversation scientifique.

— Y a-t-il ici des plantes romantiques, oui ou non ! demande l’affamé-au-derrière-à-l’air de ton que prend un régisseur de théâtre dont la vedette vient de se payer une syncope, pour demander s’il y a un médecin dans la salle.

Le Gros ajoute :

— Je viens de goûter le gigot, c’est fade à faire dégobiller une carpe !

Inglinglhin questionné déclare qu’il ne possède ni épices, ni condiments.

Nous laissons Béru à son désespoir pour reprendre la discussion. Johnson suppose que le réchauffement est dû à un phénomène interne. Mais Dominique ne partage pas son avis.

Pour elle, il s’agit d’une intervention humaine. Les Américains ou peut-être les Russes ont fait une expérience nucléaire entièrement nouvelle dont les conséquences se prolongent plus longtemps qu’ils ne l’avaient escompté. Incessamment, les choses vont rentrer dans l’ordre et le froid polaire reprendra ses droits.

Il n’empêche que les eaux qui se sont accumulées dans la vallée ne se résorberont pas, déclare le barbu. Elles gèleront et resteront sur place à l’état de glace.

— Vous n’avez pas de poste émetteur ? questionné-je.

— Non. On ne peut pas se retirer du monde avec une radio sous le bras, ce serait tricher.

Un sacré type, cet Inglinglhin. Coriace, entier, dur comme les roches qui nous environnent. Il est cuirassé dans sa peine. Il ne vit plus que pour user ses jours.

— Que comptez-vous faire ? nous demande-t-il.

— Notre mission est d’enquêter en Terre Adélie, réponds-je. Nous allons y aller !

Il éclate d’un rire en cascade :

— Dans cette tenue ?

— Si je n’en trouve pas d’autres, oui.

— Damné boy, fait-il en me filant une bourrade qui lézarderait la tour de Londres, damné boy, vous êtes encore plus fou que moi.

Il ajoute, retrouvant soudain son sérieux.

— Je vous accompagnerai.

— Mais !

— Que je sois ici ou ailleurs, c’est pareil. On prendra mon matériel et on filera vers l’ouest dès le lever du jour. Pour l’instant, dînons, je vous invite !

Il parle d’or.

La table est vite dressée sur une caisse. Nous nous agenouillons devant chacune des faces de celle-ci et nous dégustons le gigot en buvant du thé. Tout en mastiquant, Béru raconte ses gigots d’exception. Il évoque Berthe et ses qualités culinaires. Il y a de l’ail, des bardes de lard, du laurier et du beurre salé plein sa conversation.

Nous en sommes au dessert, composé d’ananas en boîte, lorsqu’un bruit d’éboulis retentit, à l’extérieur. Ça ressemble à un pas laborieux dans la caillasse. Nous dressons l’oreille.

— Laissez, c’est Jimmy ! avertit Inglinglhin.

— Jimmy ?

Il siffle dans ses doigts. Une silhouette massive surgit par l’ouverture de la tente. Celle d’un ours blanc aux yeux rouges. L’animal est tout déhanché. La pauvre bête a été amputée d’une de ses pattes inférieures. Un linge blanc maculé de sang ligote son moignon. Elle se déplace en clopinant.

— Qu’est-ce c’est qu’c’bestiau ? bredouille Sa Majesté.

Je pose la question à Johnson…

— Il s’agit d’un ours que j’ai apprivoisé, dit-il. Je l’ai connu ourson et je lui donnais à manger, il m’est très attaché.

— Il a eu un accident ?

— Un rocher lui a écrasé une patte hier et j’ai été obligé de l’amputer.

Nous nous apitoyons.

— Bast, soupire Inglinglhin Johnson, chacun ses malheurs… Ça nous aura toujours fourni de la viande fraîche, ajoute-t-il en désignant les reliefs du gigot.

Calamitas ! Dominique et moi poussons un même cri de détresse stomacale. On fixe le pauvre ours, l’os du cuissot, nos assiettes… On se sent un gyroscope dans l’œsophage, du remue-ménage dans la région biliaire, du va-et-vient dans le tube digestif.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? s’inquiète Béru.

— On vient de tortorer la papatte de cet ours, lui lâché-je en pleine poire, espérant confusément l’associer à notre nausée. Mais il en faudrait beaucoup plus pour émouvoir Sa Majesté.

— Un peu coriace, déclare-t-elle calmement. À mon avis, il eusse mieux valu la faire à la marinade en relevant bien la sauce.

Fort heureusement, Inglinglhin possède quelques bouteilles de whisky et une forte lampée de gnole nous permet de surmonter notre désarroi gastrique.

La nuit est tombée (sans se faire de mal) sur ce paysage singulier. Un paysage qui ne devrait pas exister ! Que va devenir notre malheureuse planète perdue dans l’infini des galaxies, si les pôles se dégèlent ?

Nous nous préparons des couchettes à l’aide des couvrantes et des peaux de bête. Demain, aux aurores australes, nous lèverons le camp. À quatre nous pourrons coltiner un vrai fourbi. Dites, avouez que nous avons de la chance dans notre malheur ! Non seulement on arrive à s’extraire du sous-marin fantôme, mais à peine à terre on dégauchit un gus de bonne volonté, équipé et disponible. Sans compter qu’une partie de notre mission est remplie, car, si nous ignorons encore la cause du réchauffement sud-polaire, nous savons du moins de quelle manière a disparu la base de Terre Adélie.

On se pieute à la faible lumière d’une lampe à acétylène qui malodore sous la tente. Béru se pelotonne contre l’ours Jimmy, et moi, vous l’avez deviné sans peine (et sous peine d’amante) contre la gente Dominique. Au début, elle objecte un peu, c’est normal. Rares sont les filles qui disent banco dès que vous leur montrez vos brèmes. Mais je prends prétexte du froid nocturne pour la convaincre que deux chaleurs animales sont plus efficaces qu’une seule. Elle se laisse en partie convaincre. À savoir qu’elle finit par m’admettre en qualité de calorifère. Nous nous endormons, serrés l’un contre l’autre. J’ai ses cheveux sur le visage et sa partie convexe dans ma partie concave.

J’attends qu’elle dorme pour glisser un bras par-dessus son épaule et pour déposer un baiser sur sa nuque. Je suis incorrigible, hein ? Ah ! c’est pas moi qui risque de le refroidir, le pôle Sud !

*

De grands glapissements sinistres me réveillent. J’ouvre mes stores intimes sur une aube grise. Moi qui remue toujours beaucoup en dormant, je n’ai pas changé de position. J’ai toujours Dominique contre moi, simplement, ma main s’est refermée sur un de ses seins pendant la nuit. Simple réflexe conditionné, je m’empresse de vous le dire car, tout à fait entre nous et l’ours Jimmy, cette gosse n’a rien d’une Dominique-couche-toi-là.