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L’évidence est horrible. Inglinglhin gît sous ses couvertures, le masque révulsé, la langue sortie de quinze centimètres, la peau noirâtre. Il a dû être effacé au milieu de la noye car il est beaucoup plus froid que cette aube polaire.

— Qu’y a-t-il ? murmure ma petite Dominique.

— Lui aussi, balbutié-je.

Elle comprend à mon attitude, au son de ma voix… Elle accourt, regarde, réprime un cri et se détourne.

— Quelle abomination !

Bérurier, assis sur son grabat, s’étire en émettant des geignements, des grondements, des chuintements, des ahanements, cependant que j’ahane, à mon blé que je vanne, à… Mais qu’est-ce qui me prend ? C’est l’émotion !

Il ouvre ses deux grands yeux marqués de rouge et nous sourit.

— Ce que j’ai cauchemardé, c’te nuit encore, dit cet homme de bien.

— Et qu’as-tu rêvé ? questionné-je, les dents serrées comme celles de M. Victor Francen (le jour où ce grand comédien cessa de parler en serrant les chailles, son râtelier tomba, entraînant sa carrière dans sa chute).

M’a l’air d’avoir les idées embrouillées, Pépère.

— Notre sous-main abordait chez la mère Amélie, dit-il. C’était devenu une boîte de sardines…

— Quel sous-main ?

— Je veux dire sous-marin. Un gros z’ours perçait un trou dans la boîte par où duquel nous sortions. Et moi, au lieu de gratuler cette brave bête, je la butais.

Il regarde l’ours lové contre lui et lui flatte le prosper.

— Si je te disais que c’est plus chaud qu’une bonne femme, déclare le Valeureux. En tout cas, y a pas de comparaison avec ma Berthe. Pour tant il a moins de poils qu’elle.

Cette confidence faite sur l’anatomie de la dame Béru, il se frotte les carreaux.

— Tu sembles tout bizarre, ce morninge ? laisse tomber mon ami.

— Je le suis, Gros.

— Ouaille ? insiste-t-il dans cet anglais francisé qui lui est propre (si j’ose employer ce terme pour qualifier quelque chose se rapportant à Béru).

Je m’assieds sur une caisse proche.

— Écoute, Grosse Pomme, le moment est venu d’avoir une explication franche et loyale…

Il n’aime pas les phrases préambulatoires. Sa physionomie adopte son dispositif d’appréhension.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Grave !

— Moule-moi avec tes devinettes, et accouche…

Dominique m’a rejoint sur la caisse. Elle pose sur notre ami un regard apitoyé. Plus que ma propre attitude, c’est celle de la jeune fille qui bouleverse le Mastar.

— Je sens du vilain, bougonne-t-il.

Son copain Jimmy s’arrache tout à coup de leur couche pour se précipiter en boitillant vers celle du mort. L’animal se met à grogner plaintivement en tournant autour de son maître défunt. Ça me rappelle la petite maison de Wolfgang Hourrou, avec le perroquet et le clébard veillant la dépouille de notre agent.

Il a de la peine, Jimmy. Il en oublie son amputation, le pauvre plantigrade. Béru qui s’est agenouillé, regarde et pige.

— Quoi, quoi ? éperduse-t-il, vous z’allez pas me dire…

— Hélas — si, Gros. On va te le dire ! Le barbu a été buté cette nuit.

On dirait un truc en baudruche qui se dégonfle. V’là qu’il nous maigrit sous les yeux, qu’il se vide, qu’il se dissipe, qu’il s’anéantit.

Il a une question merveilleuse de soumission :

— Ça serait moi ?

J’en suis remué comme un champ d’automne.

— Attends, on a étudié le problème avec Dominique, tu sais ce que je crois ? Dans l’auberge de New-Queen, le toubib qui t’a soi-disant soigné était un faux médecin. On t’a injecté une vacherie de drogue hallucinogène qui te fait agir dans un état second. Voilà l’origine de tes rêves et la cause de ces meurtres, Alexandre-Benoît.

Il n’a pas très bien compris, et pourtant, il murmure :

— Tu crois ?

Il examine sans pudeur l’endroit de la piqûre. Ça reste enflé et rouge.

— La preuve, démontré-je, un médicament de bon aloi ne t’aurait pas produit cette vilaine réaction.

« Vois-tu, gars, cette nuit, nous étions quatre sous cette tente. L’un de nous est mort. Moi, j’ai dormi près de Dominique et j’ai le sommeil léger, si elle s’était levée, je me serais réveillé.

Il objecte pauvrement :

— Puisque t’as le sommeil léger, tu m’aurais aussi bien entendu me lever, moi !

— Je dormais de l’autre côté de ces caisses, c’est pas pareil.

— Un costaud comme le barbouzard, il a bien dû se débattre, enfin quoi, bon Dieu de bois !

Notre silence engendre le sien. Alors il baisse la tête, accablé.

— Si je suis sûr que ça serait ça, déclare-t-il, je me buterais aussi sec, San-A.

— Imbécile ! Tu ne comprends donc pas que tu n’es pour rien dans tout ça, que tu es une victime au même titre que les autres !

— Une victime qui zigouille, c’est plaisant, balbutie le Sinistre. Non, mon pote, cherche-moi pas des circonstances, j’ai trop pourchassé les meurtriers le long de ma clairière de flic pour ne pas savoir ce que c’est. J’ai pas la volonté de buter les gens, d’accord, mais je les bute ! Et y a que ça qui compte. De ce fait, je mérite les chats faux, San-A.

Il se lève, tourne en rond en se criblant de coups de poing. Ses larmes nous aspergent. Il crie, il s’auto-châtie, il criméchâtimente.

— Un flingue, vite ! Que je m’assaisonne ! Un couteau ! implore-t-il. Une corde ! N’importe quoi ! Je survivrai pas au déshonneur !

Je le maîtrise à grand-peine.

— Écoute, Béru, suppose qu’un vilain méchant ait scié la direction de ta bagnole et que, de ce fait, tu écrases une tripotée de piétons, te considérerais-tu comme un meurtrier ?

L’image le frappe.

— C’est pas pareil ! ergote-t-il.

— C’est exactement du kif. Le vilain méchant en question a scié la direction de ton esprit, et tu exécutes sa volonté sans y adhérer le moins du monde.

— Tu crois que ça va me passer ?

— Naturellement, un machin de ce genre ne saurait garder son pouvoir très longtemps.

Il renifle son désespoir.

— À partir de dorénavant, faudra que tu m’attachasses la nuit. Tu vois pas que je vous scrafe, vous aussi, dis ?

Ses pleurs le reprenant, il se blottit contre l’ours, lequel lui lichouille les portugaises goulument, tant il est vrai, dirait Buffon, que même les ours polaires raffolent du miel.

— Tu me chatouilles, glousse le Mastar en échappant à la gourmandise du plantigrade.

Comme quoi il ne faut jamais fendre l’appeau de l’ours avant de l’avoir hué[17].

— Que fait-on de ce malheureux ? demande Dominique. On l’enterre ?

Je secoue la tête.

— Non, un jour ou l’autre une expédition arrivera bien jusqu’ici, il vaut mieux qu’on découvre ses restes.

En réalité, je ne veux pas augmenter le désespoir du Gros en lui infligeant le spectacle de l’ensevelissement. Il tue déjà les gens, s’il faut, de surcroît, qu’il les enterre…

— Réunissons le maximum de matériel, déclaré-je, et filons d’ici. Vous, ma chérie[18], prenez les instruments et les notes de Johnson. Toi, Béru, charge-toi des vivres, et moi, je coltinerai le matériel de couchage et les armes.

Là-dessus, je rabats la couvrante d’Inglinglhin sur son visage.

Une plombe plus tard, lourdement lestés, nous abandonnons le tragique campement. J’ouvre la marche, Dominique me suit. À l’arrière, prostré, marche le pauvre cher Béru. Il a sur les endosses un gros sac, genre sac à pommes de terre, empli de conserves et de bouteilles. Cinquante kilos au moins. Il titube sous le faix. Je me dis que la fatigue lui évitera de réfléchir.

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17

Vous pouvez très bien ne pas aimer ça mais ce serait dommage.

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18

Je me place, mine de rien, comme vous pouvez le constater.