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J’avance, chaussé de bottes de caoutchouc, dans la caillasse. Pour la terre Adélie, on ne peut pas se gourrer ; c’est tout droit, suffit de suivre le bord de mer. Selon une estimation approximative, en marchant bien, nous devrions l’atteindre d’ici trois jours.

— Hé ! les mecs, pas si vite ! lance Bérurier au bout d’un moment. Jimmy peut pas suivre, le pauvre !

Je me retourne et, effectivement, j’aperçois l’ours trijambiste qui clopine sur les talons de Béru.

Il est adoré de tous les animaux, le cher meurtrier.

Des morpions, surtout.

*

Le ciel est gris, avec des rayons de soleil obliques. Il fait frais, ce qui est idéal pour la marche. Nous avançons sans parler. D’abord parce que parler nous essoufflerait, ensuite parce que nous ne saurions quoi nous dire. Admettez que la situation est ambiguë, hein ? C’est pas à tout le monde, ni même à n’importe qui, que des choses pareilles arrivent ! Naufragés sur un pôle Sud en plein réchauffement, nous parcourons des kilomètres de rochers, entre un univers d’eau douce et un autre d’eau salée en compagnie d’un vieil ami déguisé en Attila et d’un ours blanc auquel il manque une patte. Vous mordez bien le tableau, les gars, vous êtes sûrs ? Ces pauvres-de-nous à la queue leu leu, ployant sous des charges bohémiennes. Les vaillants petits scouts de France, en route pour la Terre Adélie… Je peux pas m’empêcher de ricaner.

À midi (j’ai récupéré la montre d’Inglinglhin), nous faisons halte pour la tortore. Nous avons les pinceaux en sang (comme en mille) à cause des rochers qui ont cisaillé nos bottes. On a dû parcourir une quinzaine de kilomètres et la fatigue nous tortille les muscles.

— En somme, demande le Rasséréné, en ouvrant une boîte d’ornithorynque en gelée, on va y faire quoi t’est-ce, en Terre Léocadie, puisqu’on sait déjà ce qu’est arrivé à la base ?

— Nous savons ce qui est arrivé, mais nous ignorons comment c’est arrivé, rectifié-je.

— Tu t’imagines que tu vas mener une enquête bien pépère, comme si qu’il s’agissait d’un crime rue de Charonne ?

— On m’a confié une mission, je la remplis ! coupé-je.

Et d’ajouter :

— Par ailleurs, notre seule chance de salut se trouve là-bas. Sans nouvelle de nous, le gouvernement français va envoyer en Terre Adélie d’autres commissions d’enquête, et nous serons alors tirés d’affaire…

Dominique est de cet avis, si bien que le Gravos cesse d’objecter. Notre vaillante petite compagne (comme ne manquerait pas de l’écrire la comtesse de Ségur, si, par malchance je devais lui passer la plume) profite de la halte pour faire le point. Elle déclare que nous nous trouvons en plein dans la zone du pôle Sud magnétique ; cette affirmation laisse le Mastar indifférent.

— Ça nous fait une belle jambe, hein, mon loup ? dit-il à son ours. Mais, considérant le moignon de l’animal, il murmure : « Je te demande pardon. »

*

La marche éprouvante reprend. Vers le milieu de l’après-midi, le ciel se met à noircir de vilaine façon et un vent brutal, immédiatement violent, se lève.

— Le blizzard ! crie Dominique.

Béru, sans le savoir, se met à parodier une réplique fameuse du film « Drôle de Drame ».

— Vous avez dit blizzard ? C’est bizarre !

— Pourquoi ? hurle cette fois la jeune savante afin de dominer les féroces miaulements de la tempête.

— Je m’ai toujours laissé bonnir que le blizzard était un vent froid, explique le Renseigné, en surmenant ses cordes vocales, alors que celui-ci est bougrement chaud ! Vous êtes sûre que c’est pas le simoun ?

— Ce vent provient de la Terre Adélie, constaté-je, nous pouvons en conclure qu’il règne la-bas une chaleur carabinée.

— On va bronzer, prophétise notre robuste compagnon.

Maintenant, nous avançons en décrivant un angle obtus, ce qui est tout à fait dans les emplois du Gros. Le vent galope à une vitesse qui s’accroît de seconde en seconde. Sa violence est telle que nous sommes obligés de marcher à reculons pour pouvoir respirer. Bientôt, tout déplacement devient impossible, car c’est notre adhérence au sol qui est compromise. Nous devenons fétus de paille, duvet, papier chiotte, feuilles mortes. Si la tornade s’amplifie encore, elle va nous balayer comme des papiers gras et nous souffler dans les abîmes. L’océan pond des vagues de cent mètres de haut, et cent mètres d’eau ça devient vite niagaresque.

Nous nous accroupissons derrière un gros rocher. Abri illusoire que la tornade contourne. Elle se joue des obstacles, la tornade. Elle fonce comme un météore. Elle vomit de l’air ! Elle déferle ! Elle déblaie ! Elle invective ! L’aquilon lui semble zéphyr, le mistral, enfant sage, le sirocco babiole. On dirait qu’elle veut aplanir les terres, affoler les mers, déchirer les cieux. Elle pétrit, elle soulève, elle concasse. Nous étouffons. Nous sommes couchés en rond, nos têtes devenant le moyeu d’où partent quatre rayons, car Jimmy s’est joint à nous. Nous avons essayé tant bien que mal de constituer un dérisoire abri à l’aide de nos baluchons, mais tout s’écarte devant cette monstrueuse flatuosité du ciel. Ceux qui aiment mettre flamberge ou le nez au vent devraient radiner dare-dare, c’est le moment d’en profiter. C’est la grande kermesse des girouettes, mes fils ! Oh ! pardon : quel bon vent vous emmène ? C’est Notos[19] désobéissant à Eole pour faire ch… Neptune ! Y a de la lame à vagues ! Nous n’avons plus notre libre-arbitre, comme disait l’équipe de France de football. Nous sommes devenus des instruments à vent. À vent, pendant et après ! Mais y aura-t-il un après, à la fin de ce fantastique déferlement, pour nous autres, misérables brindilles cramponnées aux pierres australes ! Ah ! mes fieux, la gonzesse souffleuse de pissenlits du Larousse… Emportée avec son pollen. Et le Larousse idem : le petit, le mahousse relié gros chagrin. Les bureaux Larousse ! Les secrétaires avec leurs rouges à lèvres et leur rose à page. Les camions Larousse ! Le tombeau de Pierre Larousse (n’amasse pas mousse) ! L’île Rousse ! La lune Rousse ! La rousse avec le quai des Orfèvres ! Les rousses (vraies ou fausses)… Les œuvres de Gaston Leroux ! Jean-Jacques Rousseau ! Le douanier Rousseau. De quoi décoiffer le Mont-Chauve ! De quoi décorner les beaux veaux sur la place du même nom, et les belles zébus. De quoi décorner Belzébuth !

Une espèce de fin du monde. Ça ne peut s’achever que par Dieu, assis sur un nuage doré, un cataclysme pareil. Entouré d’une flopée d’archanges trompettistes. Dieu qui lèverait sa main aux trois doigts repliés, comme pour signifier : « Vous m’en mettrez deux ! » et qui dirait aux bonshommes. « Avis, si vous arrêtez pas de déconner, je vous refiche le même au cube ».

On se cramponne l’un aux autres. On se prend la respiration dans la bouche du voisin. On s’arc-boute, on adhère, on ventouse en couronne.

Et puis on attend aussi que ça se tasse, en se disant que ça ne se tassera jamais, que c’est plus possible. Que le monde est détraqué. Qu’il dégringole à toute pompe dans l’Insondable. Qu’on va devenir vent, nous aussi. Pets, peut-être, raflés au passage par cette colère majuscule.

On n’a plus qu’un objectif : ne pas quitter le sol. Se cramponner à la planète coûte que coûte, manière de lui confier notre destin jusqu’au bout.

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19

Vent du sud, dans la mythologie grecque.