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On ne peut rien se dire. On respire un petit coup de temps en temps, quand ça se trouve… On se sent investi par le blizzard, ramoné jusqu’à la pointe des orteils. On devient sifflet ! L’air en folie nous entre de partout, nous ressort de partout, nous gonfle, nous comprime. On souffletdeforge… On déshaleine.

Et le plus incroyable, mes petites chéries, c’est que ce bigntz cesse aussi brusquement qu’il est venu. D’un coup. Son interruption est encore plus brutale que son déclenchement, plus douloureux. On était devenu biroutes dilatées, nous voici pantelants comme chaussettes mouillées.

Vidés, nous sommes. Ravagés ! Nos éponges s’habituaient déjà à aspirer de l’air se déplaçant à 150 km heure.

Ils pantèlent comme des nichons de grand-mère. On ne sait plus s’en servir comme avant. On essaie de se souvenir. Tout notre individu est désorienté.

Enfin, l’homme étant ce que vous sauvez, nous retrouvons l’usage de nos moyens.

— Eh ben, mon lapin, vous m’en recauserez de votre blizzard, bougonne Sa Majesté décoiffée. Ils nous ont pas dit que pour visiter le pôle Sud fallait se munir d’un paravent…

Nous nous agenouillons.

— Elle a été sévère, la tornade, conviens-je.

J’aide Dominique à se relever, ensuite de quoi je consulte ma montre. Elle indique cinq heures. La tempête a duré au moins trois plombes. Ça ne vous a pas paru si long, hein ? J’aurais dû vous la décrire plus en détail. Voyez-vous, ce qui me nuit, c’est que je ne m’attarde pas suffisamment sur les trucs capitaux. Je préfère les trucs capiteux. Chacun sa méthode, que voulez-vous. Des écrivains consommés — par petites quantités — sont capables de consacrer cent vingt pages à la description d’une banane. Pas moi. Faut que ça barde. Faut que ça darde.

Un fracassant juron du Gros m’interloque.

— Notre matériel a disparu, explique-t-il.

C’est vrai. La fragile barricade de sacs a été anéantie. Nous avons beau regarder autour de nous, il n’y a plus trace de vivres ni de couvertures. La tempête a tout emporté dans l’océan et nous voici perdus sur le pôle en délire, les mains vides !

CHAPITRE IV

Ah ! Plaignez, plaignez, mes frères humains, la fâcheuse, l’atroce condition de ce vaillant San-Antonio et de ses infortunés compagnons. Il a été déposé au bout du monde dans la plus aride, la plus hostile des contrées. Il ne lui reste que ses mains, son intelligence et son optimisme pour survivre. Il marche dans un paysage infernal, soutenu seulement par sa foi en la vie. Oui, plaignez cet être d’exception, livré aux éléments, à tous les maléfices de la nature et des hommes…

— Marchons ! exhorté-je… Marchons !

— Qu’un sang impur abreu-euve nos sillons ! complète férocement Béru.

« Quand je pense, ajoute ce dernier, qu’à la bouffe de midi je m’ai rationalisé, moi qu’aurais tortoré avec tant de plaisir une boîte de saumon fumé ! Qu’est-ce qu’on va devenir ?

— L’avenir nous le dira, riposté-je, ce qui est une manière normande, littéraire et vaguement sereine d’éluder la question.

La gente Dominique ne larmoie pas, n’objecte pas, ne geint pas, ne déplore pas. Voulez-vous que je vous dise ? Je n’ai jamais rencontré une fille dotée d’un courage aussi tranquille. Elle subit l’adversité sans se perdre en jérémiades. Elle accepte.

Nous continuons notre progression en direction de la Terre Adélie, ainsi nommée, j’ai omis de vous le préciser, par Dumont d’Urville qui la découvrit en 1840, si mes souvenirs sont exacts[20] et qui lui donna le prénom de sa femme ; ce qui prouverait, soit que d’Urville était un bon mari, soit que sa bergère était frigide.

Nous avançons de la sorte jusqu’à la nuit, c’est-à-dire jusqu’à deux heures du matin, car les jours en ce moment n’en finissent pas. J’ignore combien de kilomètres nous avons parcourus. Nous sommes épuisés. Brisés. Nos jambes tremblent comme des baguettes de tourneurs d’assiettes chinois. Je me dis, amèrement, que nos pérégrinations sud-polaires ne pourront se poursuivre longtemps de la sorte. Il est impossible de dépenser de l’énergie sans emmagasiner des calories. Quand on puise dans son capital, on est vite à la dèche, mes drôles. Heureusement que notre fatigue est plus intense que notre faim. J’amoncelle quelques rochers de manière à constituer une grande niche, et nous nous couchons, tous les quatre. Béru que ses affres nocturnes reprennent, insiste pour que je lui attache les poignets avec sa ceinture.

— À quoi bon, lui dis-je, si tu devais nous tuer, tu l’aurais déjà fait…

Et je pense, en réalité : « Autant périr de tes bonnes mains, que de faim. »

Néanmoins, pour sa satisfaction personnelle notre homme s’attache à Jimmy (lequel lui est déjà très attaché). Je reprends Dominique dans mes bras, plus tendrement encore que la nuit précédente. Elle veut bien accepter mon baiser de « bonne nuit », mais elle m’en tient là.

Voyez ronflette à la belle étoile (polaire).

*

Au matin personne n’est mort, sinon de faim. Nos estomacs délabrés lancent des messages que nous feignons de ne pas entendre, tante île Eve raie que ventre affamé n’a pas de portugaise. En silence, nous repartons… Le regretté Inglinglhin nous avait affirmé que nous nous trouvions à quarante miles de la Terre Adélie, soit à environ soixante-dix kilomètres. Hier, nous avons dû parcourir le tiers de la distance. Pourrons-nous effacer le reste de la distance sans manger ? Voilà une question qui vous embarrasse, hein, mes lapins ? Que diriez-vous si vous étiez à notre place !

Nous faisons un grand crochet pour aller nous désaltérer au lac nouvellement créé par la fonte des glaces. Une chose est au moins certaine : nous ne mourrons pas de soif. La marche reprend, moins rapide. Il y a de l’indécision dans notre manière de mettre un pied devant l’autre. Cette petite caravane est plus lugubre qu’un enterrement. À des funérailles, au moins, on bavarde. On se raconte sa nouvelle auto, l’opération de la grand-mère, les émotions du dernier tiercé. On se donne des recettes de confitures, on s’invite à déjeuner, on déblatère sur la télévision. Nous, nous conservons nos forces pour marcher. C’est notre ultime objectif. On s’économise.

Et les heures accomplissent leur ronde indifférente. Midi, l’heure du berger… Il fait soleil. La chaleur semble augmenter… Marche, San-A. ! Avance courageusement. Donne l’exemple. Sois le point de mire de tes compagnons, leur panache blanc.

Je pense au Vioque, emmitouflé dans son grand salon où il prépare les obsèques nationales, à grand renfort de figurines représentant des vieillards décorés, bicornes, biscornus, cornus, saugrenus, reconnus. Les gens prestigieux sont toujours vieux. Le laurier ne va bien qu’avec ce qui est faisandé. Il a des petits fours à portée de la main, le Tondu. Son flic-valet de chambre doit lui accommoder des petits en-cas délicats, style toasts au caviar, ou foie gras truffé…

Mes pinceaux doivent peser une tonne chacun. Pour les soulever, chaque fois, faut que je me concentre à bloc.

Je coule un regard commiséré à la tourterelle. Gentille Dominique. Elle me plaît ! Je rêvasse… Je nous imagine, elle et moi, à la terrasse du Fouquet’s. On se taperait des americanos… Tout en croquant le zest, j’irais acheter la Semaine à Paris au kiosque en face pour chercher un spectacle où l’emmener… J’sais pas si ça vient de épuisement, mais je n’ai pas de pensées polissonnes. De la tendresse seulement. Une grande, une immense tendresse.

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20

Et pourquoi ne le seraient-ils pas : je viens regarder à l’instant sur le dictionnaire !