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chante, déesse, les souvenirs des errants parmi les ombres au fond de l’Hadès — Casalpusterlengo, nom étrange, nous traversons à vive allure la gare illuminée de néons blancs, les voyageurs emmitouflés regardent passer l’express mon voisin jette un coup d’œil distrait par la fenêtre puis reprend sa lecture, je pourrais bouquiner un peu moi aussi, j’ai un petit livre dans mon sac, trois récits d’un Libanais appelé Rafaël Kahla que m’a recommandé la libraire de la place des Abbesses, un joli livre au papier vergé un peu ocre, à peine une centaine de pages, combien de temps me faudrait-il pour les lire disons une page au kilomètre voilà qui occuperait une bonne partie des cinq cents bornes qu’il me reste à parcourir, le petit ouvrage traite du Liban, la quatrième de couverture situe les trois récits à trois moments distincts de la guerre civile, encore un livre très gai, il est étrange que la libraire me l’ait conseillé, elle ne pouvait pas connaître mes affinités avec la Zone et les conflits armés, peut-être est-ce un présage, un démiurge de plus placé là à Montmartre comme un signe, je pose le petit ouvrage sur ma tablette dépliée, pas le courage, je me sens fébrile épuisé par la drogue et la veille une douleur à ma tempe droite, accompagnée d’une suée et d’un léger tremblement des mains — je ferme les yeux, autant retourner aux Dardanelles ou à Venise, au Caire ou à Alexandrie, je me demande ce qu’a bien pu devenir Marianne où peut-elle être à présent je l’imagine mère de cinq enfants qui l’ont obligée à quitter l’enseignement, presque dix ans après notre séparation je fais route vers Sashka maintenant mieux vaut ne pas penser à l’intervalle douloureux entre l’une et l’autre à Stéphanie à la douleur de Stéphanie le mal à la tête s’intensifie c’est normal avance avance avec le train qui t’emporte les yeux fermés bandés comme un otage par ses ravisseurs Yvan Deroy séquestré dans un wagon de chemin de fer par son alter ego en proie à la gueule de bois du siècle, hier j’ai fêté le départ la fin d’une vie j’aimerais tant que cet interlude s’achève, que les kilomètres qui me séparent de ma nouvelle existence soient déjà parcourus, tout vient à point à qui sait attendre dit le proverbe, le corps de Marianne m’obsède malgré les années et les corps qui lui ont succédé, quand je verrai Sashka avant de l’embrasser je lui dirai chut, je m’appelle Yvan maintenant, elle se demandera pourquoi un chercheur spécialiste d’éthologie des insectes change soudain de nom, peut-être le corps de Sashka ressemble-t-il à celui de Marianne, ses sous-vêtements toujours blancs virginaux sur la peau foncée les seins un peu lourds le haut de la nuque creusé comme un deuxième sexe aux cheveux fins de nouveau-né Marianne était sérieuse, comme elle disait, elle mit longtemps avant de coucher avec moi à l’époque j’y voyais une preuve d’engagement, une vérité une passion en Turquie ce fut l’explosion du désir l’expérimentation du plaisir la plaine pélage était bien bleue bien érotique très salée elle dégageait un parfum tiède à la tombée du soir dans ce club de vacances il y avait des jeux organisés pour les pensionnaires, après le buffet du dîner c’était le bingo multilingue, les assesseurs annonçaient d’abord le numéro en turc et le répétaient ensuite en anglais en allemand en français et en italien, yirmi dört, twenty-four, vier und zwanzig, vingt-quatre, venti quattro, cette mélopée absurde et régulière glissait sur la mer des heures durant, poème hypnotique et interminable je n’en perdais pas une miette depuis le balcon de la chambre, je regardais briller sur l’Egée l’incantation internationale, on yedi, seventeen, siebzehn, dix-sept, diciasette, je répétais consciencieusement tous les nombres, ce qui mettait Marianne en furie, une fois c’est déjà insupportable, disait-elle, ferme cette fenêtre on va mettre la climatisation, la nuit n’était pas son moment, entre le bingo, la chaleur et les moustiques je me souviens elle lisait beaucoup, moi rien du tout, je contemplais, je jouais mentalement au bingo je sirotais des Carlsberg turques en pensant à la Croatie, la Slovénie venait de déclarer son indépendance le 25 juin 1991 — chez nous les Serbes des Krajinas avaient fait sécession depuis la mi-février, l’armée yougoslave ne semblait pas disposée à se retirer malgré la déclaration de souveraineté de Tudjman et les choses semblaient aller de mal en pis, j’aurais voulu emmener Marianne à Opatija, à Šibenik ou à Dubrovnik mais ses parents avaient préféré prendre les devants et nous envoyer loin de l’Adriatique, de l’autre côté des Balkans dont on apercevait la pointe, la Thrace, par beau temps — le fascicule sur Troie expliquait dans un français approximatif que les Troyens étaient en réalité une tribu originaire du Kosovo, province de Yougoslavie disait l’opuscule, pourquoi pas, que les Dardaniens aux belles cavales soient des Albanais n’est pas douteux si l’on pense à Skanderbeg, aux mamelouks d’Egypte et autres vaillants guerriers, aux sabres rapides et à l’aigle à deux têtes, au bord de la mer de Marmara j’étais donc plus près de la Yougoslavie que je ne le pensais, grâce aux Illyriens pugnaces : en écoutant les animateurs turcs chanter les résultats du bingo en cinq langues j’étais loin de m’imaginer que j’allais partir me battre pour la Croatie libre et indépendante, puis pour l’Herzégovine libre et indépendante et enfin pour la Bosnie croate libre et indépendante,