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A force de tendresse, Abou Nasser a réussi à lui faire lâcher le lourd 9 millimètres de Marwan qu’elle serrait de toutes ses forces, comme une partie d’elle-même.

XXI

quelle histoire pauvre Intissar Marwan lui met son arme dans la main, son fantôme la sauve, il y a des amours qui résistent à la mort, des promesses, surtout dans les livres, dans les livres et les pièces de théâtre, les Palestiniens vont s’éparpiller dans la Méditerranée, qui à Tunis, qui à Alger, qui en Syrie, Arafat le gris tentera de revenir au Liban à Tripoli en 1984 avec ses combattants avant que les Syriens ne le renvoient à la mer d’un bon coup de pied au derrière, comme on le ferait avec un vieux chien, pauvre Intissar, Ahmad pauvre type victime de son désir et de sa violence, victime qui fait des victimes, comme nous autres en Bosnie, comme les Achéens aux belles cnémides, ceux qui saccageront Troie tueront les enfants et emmèneront les femmes en esclavage, moi je n’ai sauvé personne, ni en laissant traîner mon flingue par terre ni en ressuscitant d’entre les morts, personne, ni Andi ni Vlaho, et personne ne m’a sauvé, ni Marianne ni Stéphanie ni Sashka la blonde, je me demande si Rafaël Kahla me ressemble, pourquoi écrit-il ces histoires terrifiantes, a-t-il essayé d’étrangler sa femme comme Lowry, ou l’a-t-il assassinée comme Burroughs, incita-t-il à la haine et au meurtre comme Brasillach ou Pound, peut-être est-ce une victime comme Choukri le misérable, ou un homme trois fois vaincu comme Cervantès — qui lavera mon corps une fois mort, elle est bien triste cette histoire, bien triste, une ville qui tombe, qui s’effondre, une ville se brise comme du verre entre les mains de ceux qui croient la défendre, Barcelone en 1939 Beyrouth en 1982 Alger en 1992 Sarajevo en 1993 et tant d’autres, tant d’autres avec les masses de combattants promis à la mort ou à l’exil, comme Intissar, seule avec Abou Nasser, Intissar l’innocente qui croit payer une faute qu’elle n’a pas commise, il me reste encore deux récits de ce Rafaël Kahla, d’autres histoires de guerre, parfois on tombe sur des livres qui nous ressemblent, ils nous ouvrent la poitrine du menton au nombril, nous mettent par terre, j’aimerais avoir la noblesse de Marwan, est-ce encore possible, réfléchissons Yvan qu’est-ce que nous allons faire à Rome à part prendre une cuite magistrale un bain et nous offrir un costume neuf, sombre et luxueux, comment devenir Marwan, demain matin, une fois récupéré l’argent et enterrés les morts de la mallette dans les archives du Vatican, qu’est-ce que je vais faire avec la pièce d’or de Charon le transbordeur, comment employer l’obole mortelle sur chaque œil de mes cadavres, Cocteau disait d’Ezra Pound le vieux fou qu’il était “le rameur sur le fleuve des morts”, me voilà dans la même situation ou presque, Ezra Pound a une belle sépulture à San Michele le cimetière marin de Venise, l’îlot brumeux au large des Fondamente Nuove où s’entassent les célébrités, une tombe de verdure avec une plaque minuscule à l’ombre des cyprès pour le prédicateur fasciste de Radio Roma, obsédé par l’argent des juifs, jusqu’à la folie, bien sûr à Venise je n’avais aucune idée des Cantos magiques, de l’oracle d’Apollon en cent dix chapitres, clos, ésotériques, étrangers, qui couvrent le siècle passé en dix langues huit cents pages et se terminent à Rome, par ces vers, Le chapeau melon de saint Pierre / you in the dinghy (piccioletta) astern there, si j’avais le volume des Cantos je l’utiliserais maintenant pour me tirer les cartes, l’ouvrir au hasard et voir où il m’envoie, à Gethsémani à Kyoto à Pise à La Nouvelle-Orléans à la City de Londres à Paris non surtout pas à Paris, Ezra Pound le prophète sans Dieu hurlait des diatribes antisémites et des insultes aux Etats-Unis sa patrie sur les ondes de la radio fasciste, je me demande ce que penseraient de lui les Américains du bar roulant, peut-être ont-ils visité San Michele, Venise la surprenante est sans doute la seule ville au monde où les amoureux et les couples en voyage de noces vont au cimetière, Venise vous ronge l’âme aussi sûrement que le salpêtre sur un mur de cave, c’est Stéphanie qui m’a offert une anthologie d’Ezra Pound, avec un petit mot tendre, à mon fasciste préféré et la date, je lui avais raconté mes passions juvéniles pour les bras levés et les crânes rasés, mauvaises fréquentations, poids de l’hérédité que sais-je, ma dévotion pour Brasillach le martyr dont je n’avais pas lu une ligne à part ses poèmes de prison et quelques textes sur le cinéma, dans notre lycée très parisien Yvan était le vrai fasciste, l’idéologue violent, en rangers en bombers enfin tout l’uniforme fin de siècle des mauvais garçons, il venait d’une vraie famille de nazis historiques et convaincus qui méprisaient le populisme rance du Front national, Yvan détestait l’Eglise catholique qu’il fallait mettre au pas et haïssait avec une belle furie tout ce qui n’était pas lui, les juifs les communistes les Arabes les Britanniques invertis les Jaunes grouillants les capitalistes pervers les politiciens corrompus une liste interminable de haines et de dégoûts motivée par la lecture d’opuscules paranoïaques et hallucinés ornés de croix gammées, de croix pattées, de rose-croix, de toutes les croix possibles et imaginables sauf la croix de Lorraine, de faisceaux de francisques de gerbes de blé de lances croisées d’épées brandies de glaives de casques sombres, photocopies sur du mauvais papier ou vénérables journaux du bon vieux temps qu’il était obligé de plastifier pour leur éviter de tomber en ruine tellement il les avait manipulés, Yvan avait une vraie passion, ardente et contagieuse, je me suis laissé convaincre par son admirable rage, sans doute avais-je des prédispositions, malgré les incartades de mon grand-père dans la Résistance : mon père s’inquiétait de mes nouvelles fréquentations, de ma politisation et de mes chemises noires, ma mère bien sûr lui répondait il faut que jeunesse se passe, c’est Yvan qui m’a fait rencontrer Bardèche l’historique, c’était un pèlerinage, un petit voyage initiatique sur les terres du maître, charmant par ailleurs, qui nous offrit du thé et une conférence un rien confuse sur la collaboration les manipulations juives et l’importance de La Chartreuse de Parme, je me souviens le vieillard avait la lèvre supérieure qui tremblait, un tic incontrôlable, expression physique du ressentiment, de temps en temps une goutte de mucus brillant perlait à sa narine pour finir par tomber sur sa robe de chambre sans que cela paraisse le gêner le moins du monde, le grand Maurice me trouva sympathique, il me demanda ce que je voulais faire comme études, je lui répondis “des sciences politiques” et il sourit, je ne savais pas très bien si ce sourire était un mépris ironique pour cette noble matière ou un encouragement, puis le digne écrivain mussolinien nous fit de petits cadeaux, un pamphlet dénonçant “la farce” des procès de Nuremberg pour Yvan et l’Histoire de la guerre d’Espagne qui venait d’être réimprimée pour moi, avec une dédicace, à Francis, en vous souhaitant le meilleur pour l’avenir, d’une plume un peu hésitante, le beau-frère de Brasillach le Catalan ajouta un commentaire, c’est quelque chose, disait-il, ce livre est constamment réédité en Espagne, nous avions immédiatement vu et compris tout l’intérêt de cette guerre, Bardèche et Brasillach inséparables Laurel et Hardy se rendent plusieurs fois dans la péninsule Ibérique entre 1936 et 1939, pour être témoins de l’anarchie démocratique et de l’importance de Franco le sauveur, ils y voient l’Europe en marche, grâce aux troupes de Mussolini, aux avions de Hitler, les rouges détruits par l’ordre et le droit, ils démontrent que les massacres attribués aux nationaux sont des inventions de la propagande républicaine, que les vrais sanguinaires sont les