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à moitié, je ne me suis rendu qu’à moitié, je n’ai jamais voté de ma vie, Ezra Pound non plus, je suppose, je n’en sais rien, dérangé lui aussi le poète écrivait des poèmes épico-politiques à la gloire du modèle économique fasciste, contre l’usure et les usuriers, depuis sa maison des environs de Gênes l’Américain disait pis que pendre des dirigeants de son pays aux grandes oreilles qui le condamna pour haute trahison dès 1943, Pound répondit qu’il ne voyait pas comment le simple fait de parler dans un microphone même vraiment fort pouvait constituer une trahison, il allait le payer cher, enfermé en 1945 dans une cage grillagée au milieu d’un camp militaire à Pise, une cage de trois mètres par trois avec un toit de tôle à deux mètres du sol, Pound dormait sur le béton un projecteur de surveillance allumé en permanence, dans la chaleur humide de l’été toscan, reclus dans ce clapier qui préfigurait ceux de Guantánamo, sans sortir, observé jour et nuit, humilié, amaigri, Pound finit par craquer et fut transporté d’urgence à l’infirmerie — lors de son procès il échappa de peu à la peine de mort, sans doute parce que les juges avaient décidé qu’il était effectivement cinglé et que son cas ne relevait pas du peloton d’exécution mais de la psychiatrie, Pound l’ami de Joyce d’Eliot de tous les artistes poètes musiciens de Paris et d’ailleurs fut déclaré ennemi du peuple officiellement dérangé, et renvoyé quelque temps plus tard à la vie civile, il s’empressa de rentrer en Italie où à peine descendu du paquebot il accueillait les journalistes venus à sa rencontre avec le salut fasciste, à tel point que les reporters eurent l’impression, l’espace d’une seconde, que c’étaient eux qui revenaient de loin et Pound, Pound le barbu famélique, qui n’avait jamais bougé, qui était toujours resté dans un pays fantôme, le bras levé bien haut au rythme du claquement des talons martiaux et des bottes ferrées, le pays intérieur, où il n’y a que soi, pas d’ennemis pas de juifs fourbes pas d’argent pas de perversions de douleur de mensonge pauvre Ezra Pound il avait beau connaître des milliers d’idéogrammes obscurs et chinois il vivait enfermé, en compagnie de statues et de bustes de lui-même, il survécut à Eliot à Yeats à Joyce à Hemingway à William Carlos Williams à Cocteau pour finir par claboter à Venise à l’âge de quatre-vingt-sept ans, à Venise l’humidité est mortelle, moi aussi j’ai bien failli succomber à la beauté moisissante de la Cité des Doges, que vais-je faire maintenant, on laisse bien des choses au bord du chemin des convictions des camarades des femmes des objets chéris qu’on pensait conserver toute sa vie des alliances des chaînes en or des tatouages dont on se fatigue des cicatrices qui s’estompent, Vlaho lui s’est habitué à sa nouvelle condition il ne peste pas contre le Destin il accepte, malgré la douleur fantôme, elle le prend de temps en temps m’a-t-il dit, en Bosnie nous courions devant la grande offensive serbe de l’hiver 1993 on courait comme rarement on avait couru en se retournant de temps en temps pour tirer un coup de feu ou lancer une roquette rien de bien efficace on courait on regardait les villages brûler derrière nous on se disait qu’on allait dévaler jusqu’à la mer ou la Neretva si ça continuait comme ça il n’y avait rien à faire puis le front s’est stabilisé par miracle on s’est retrouvés dans des tranchées à creuser des fortifications à la hâte à enterrer des mines à essayer de défendre une ligne de crête les hélicoptères des Nations unies nous tournaient autour c’était bien tentant d’en descendre un mais bien sûr c’était interdit, on pouvait tout juste faire un carton sur la peinture blanche de leurs blindés, histoire qu’ils entendent ding ding ding à l’intérieur et sentent qu’ils n’étaient pas les bienvenus, ensuite ces types rentraient à Split en disant “on m’a tiré dessus, on m’a tiré dessus” ce qui leur valait gloire et prestige devant une bière pendant qu’on se gelait les couilles dans la boue, Yvan Deroy le fou se serait peut-être enrôlé avec moi s’il n’avait pas été interné, des Français il y en avait plus d’un dans les rangs du HOS jusqu’à sa dissolution après l’attentat de Zagreb et l’assassinat de Kraljevic en Bosnie, Yvan aurait sans doute détesté la crasse le froid et la confusion idéologique, j’avais malgré tout l’impression d’avoir trouvé ma cause, la Croatie et les Croates, Dieu et la patrie, la liberté, la belle liberté qui guidait le peuple dans le tableau de Delacroix, celle qui n’apparaissait jamais devant les chars serbes les seins à l’air : ce qu’on voyait arriver devant les tanks yougoslaves c’était des réfugiées dépenaillées, affolées, meurtries et larmoyantes mais jamais un drapeau et un fusil à la main, le visage tourné vers la droite, le torse si ferme qu’on aurait eu envie de le croquer, tout ça c’est bon pour les peintres et les cinéastes, chez nous cela prenait une autre tournure, celle de pauvres types grelottants qui se battaient pour un bout de terrain une ferme un vallon un village en feu leurs familles et leurs camarades morts dans une grande tempête un blizzard de flammes et de frayeur digne d’Héphaïstos le bancal, le Scamandre charriait des charognes, des corps mutilés, des débris de maisons et de bourgades décimées, ce que nous avions vu en Slavonie s’étendait, s’amplifiait, résonnait à l’infini, dans un duel d’exactions et de sauvageries sur tel ou tel, serbe croate ou musulman, selon toutes les combinaisons de l’horreur possibles, les Russes et les Grecs aux côtés des Serbes les Arabes et les Turcs aux côtés des musulmans les Européens catholiques aux côtés des Croates remparts de l’Occident tout ce beau monde se haïssait, Andi m’avait dit tu verras, tu haïras les Serbes et les musulmans à un moment ou à un autre, j’étais étonné, les Serbes passe encore, mais les musulmans, et Andi avait eu raison, j’avais une haine brûlante dans la poitrine, instillée par Eris l’infatigable, qui mit longtemps à s’apaiser — je ne suis jamais allé en Serbie, finalement, malgré mes hésitations à Thessalonique ville des absents, je suis reparti vers l’ouest, comme toujours, vers l’ouest lumineux, à Igoumenitsa j’ai mis la voiture sur un ferry en direction de Corfou la britannique, Corfou dernière étape avant Ithaque, sans savoir que j’allais y retrouver des milliers de Serbes bien sûr, j’ignorais les détours d’Atropos l’implacable qui avait fait se croiser dans cette petite île bien des destins, des destins mus par la haine et la guerre, c’est difficile de comprendre la haine quand on ne l’a pas connue ou lorsqu’on a oublié la brûlure de la violence la rage qui lève le bras sur un ennemi sa femme son enfant en voulant la vengeance en leur souhaitant la douleur la souffrance à leur tour, en détruisant leurs maisons en déterrant leurs morts à coups d’obus en mettant notre semence dans leurs femelles et nos baïonnettes dans leurs yeux en les accablant d’injures et de coups de pied parce que moi-même j’avais pleuré en voyant le corps solitaire d’un gamin étêté serrer un jouet dans un fossé, une grand-mère éventrée avec un crucifix, un camarade torturé énucléé grillé à l’essence comme une sauterelle recroquevillée, aux orbites vides et blanches, presque brillantes dans la masse carbonisée du cadavre, des images qui encore aujourd’hui m’accélèrent le cœur, me font serrer les poings, dix ans plus tard, comme le cadavre d’Andi aperçu gisant dans sa fiente fumante au milieu du paysage idyllique d’une vallée bosniaque, il n’y a rien à faire ces images ne perdent pas de leur force, comment m’en défaire, comment, où les laisser, à qui les confier, Vlaho le mutilé n’a pas ce poids, lui, il est gai en paix drôle et tranquille, son fardeau il l’a laissé en Bosnie, pendant une contre-attaque absurde pour sortir de nos tranchées boueuses, nous dévalions la pente comme de beaux diables et les mortiers ont commencé à pleuvoir, le casque me tombe à moitié sur les yeux, Vlaho est juste sur ma droite, Andi le furieux est devant bien sûr droit devant Andi aux pieds rapides, je crie pour me donner du courage, il nous faut atteindre la lisière des arbres et essayer de nous y maintenir les obus projettent des vagues de terre molle d’herbe et de métal mes oreilles sifflent je suis en apnée je cours sans avoir le temps de respirer les poumons bloqués manœuvré uniquement par l’adrénaline tel un automate et sa pile Andrija a atteint les premiers arbres il a disparu à couvert j’y suis presque, j’y suis presque et une explosion formidable me renverse, j’ai heurté un mur d’air chaud, le souffle d’un dragon, on a donné un grand coup dans mon casque, il a sonné comme une cloche, je suis par terre, étourdi, je n’ai pas mal, c’est le silence, je n’entends que ma respiration, j’ai le visage maculé de terre, je m’assois en tailleur, dans le grand bourdonnement, je vois Vlaho à quelques pas allongé sur le ventre une seconde explosion me réveille, j’entends à nouveau j’entends le roulement des obus les rafales des armes je me lève je me précipite courbé en deux vers Vlaho, je donne un coup de pied involontaire dans un avant-bras fumant, une main tranchée je la ramasse machinalement encore choqué je m’approche du Dalmate étendu par terre le coude proprement sectionné par un éclat énorme, je l’appelle