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Vlaho Vlaho kako si kako si Vlaho pas de réponse, les yeux clos, son cœur bat très vite, très vite et faiblement j’empoigne l’hémorragie pour la freiner du sang coule entre mes doigts deux autres camarades arrivent à la rescousse, ils mettent un garrot de fortune et le tirent à couvert, il saigne aussi au côté, le shrapnel a brûlé la veste de treillis et ouvert une plaie noirâtre au bas des côtes, je me rends compte que je tiens toujours le bras coupé de Vlaho, je le lâche, je suis pris d’un haut-le-cœur tout à coup, Andi arrive avec un infirmier, je regarde la main pâle et crispée sur le sol, la main amie à l’os rose, la droite, la droite ou la gauche je n’en sais rien je m’assois par terre non je m’effondre plutôt je m’effondre par terre et tombe dans les vapes, avec sans doute la paume morte de Vlaho contre mon front, pour éponger une dernière fois ma sueur : quand je reprends conscience Andi est à mes côtés, pâle lui aussi, je lui dis et sa main et sa main rends-lui sa main, comme si elle était encore contre moi, Andrija me regarde sans comprendre, la main n’est plus là, j’entends le bruit des rafales droit devant, il faut y aller, tout le reste de la journée nous combattons en pensant que Vlaho est mort, hébétés et trop pris par la bataille pour réfléchir, Andi m’explique que les infirmiers ont recouvert Vlaho d’une couverture sa main d’un sac en plastique et ont emporté le tout vers le poste de secours, autant dire vers l’Hadès, ici Machaon manque de moyens et surtout il est presque impossible d’évacuer les blessés, je me sens vidé, vidé las et triste, pas de hurlements de vengeance, pas de cris, pas de larmes pour le moment, juste le fusil qui pèse un peu plus que d’habitude, Vlaho aimait tant peloter les filles des deux mains, une sur chaque fesse, j’ai le secret espoir qu’ils vont pouvoir la lui recoudre, si nettement tranchée par le métal, ça devrait être facile, un bon plâtre quelques points de suture et nous le verrons demain ou après-demain vif et paillard comme toujours, Vlaho n’a que vingt ans, vingt ans besoin de sa vie de ses deux bras pour conduire mal à tombeau ouvert et tailler ses vignes, heureusement notre contre-attaque tourne court, les Serbes nous donnent un bon coup de pied aux miches et nous remontons la colline avec pertes et fracas pour prendre position dans un village détruit, notre unité est un peu en arrière dès que nous sommes installés nous larguons nos types pour aller demander des nouvelles de Vlaho, on apprend soulagés qu’il est hors de danger, un toubib hautain nous dit qu’il a été évacué, alors avec une voix d’enfant naïf et impressionné par le savoir Andi pose la question que j’avais sur les lèvres, et… et son bras, on lui a remis ? le médecin le fait répéter avant d’éclater de rire, il répond Morace se naučiti tuci lijevom, il va falloir qu’il apprenne à se branler de la main gauche, on en reste la bouche ouverte, séchés par la médecine toute-puissante qui vient de renvoyer nos espoirs à la poubelle où dort le membre de Vlaho, ses doigts de conducteur, de tireur, de manieur de baïonnette et de fouisseur de femelles, ils se décomposeront avant lui, c’est étrange de penser cela, comme ses dents de lait quelque part dans un écrin avec les bijoux de sa grand-mère son avant-bras est planté en Bosnie, un arbre sans fruits, faudrait-il lui mettre une plaque, ci-gît l’antérieur droit de Vlaho Lozovic, dont le reste du corps repose ailleurs, comme ces trafiquants de reliques médiévaux éparpillaient des cadavres de Byzance à Barcelone, des ossements à tire-larigot, pour toutes les églises et les monastères de la chrétienté, un tibia par-ci un fémur par-là, des osselets pour les pauvres des crânes pour les riches, un fragment de saint Glinglin pour les dévotions des paysans effrayés par l’enfer, un bout de trépassé à sortir pour les fêtes, l’os va prendre l’air dans son reliquaire doré, pour écarter les pestes les véroles les guerres les fléaux rien de tel que de promener une portion de macchabée, la tête toute-puissante de saint Matthieu saint Luc ou saint Jean-Baptiste, nous aurions dû conserver le bras de Vlaho Lozovic l’inconnu, Vlaho le souriant, Vlaho qui a accepté, qui a laissé les violences de son bras droit au bord du chemin, les péchés la guerre et la vengeance, il ne s’est pas enfermé dans le cercle des représailles, lui, il était toujours à l’hôpital à Mostar quand je lui ai appris la mort d’Andi, son visage rond s’est soudain couvert de larmes, j’ai failli dire ne t’inquiète pas, je l’ai vengé, mais il n’aurait pas compris, ça ne l’aurait pas soulagé, Vlaho le magnanime, il était juste triste, immensément triste du départ de son ami, sans haine, sans rage, je l’ai serré dans mes bras, on se revoit bientôt, j’ai menti, la veille je m’étais rendu au quartier général du HVO à Vitez pour annoncer que je me tirais, que j’en avais ma claque, et là devant Vlaho face à ses yeux brillants de pleurs je n’avais pas le courage de le lui répéter, pourtant deux ou trois jours plus tard il rentrait chez lui à Split, j’aurais pu l’attendre, mais pas la force, j’avais laissé toute mon énergie dans la vengeance, dans la fureur et la traversée dangereuse des lignes musulmanes, par la seule route (un sentier, plutôt) que nous contrôlions encore, j’étais épuisé par cette guerre absurde où les alliés contre les Serbes s’entretuaient cinquante kilomètres plus à l’est, nos positions asphyxiées, Andi sans sépulture son cadavre enlevé pour être sans doute ensuite échangé dans un camion de morts je n’en pouvais plus, je n’en pouvais plus des miliciens des bandits de grand chemin déguisés en soldats, vidé plus d’amis plus rien plus envie, j’avais dans la tête l’image d’Andi allongé le pantalon aux genoux et la vision du bras mort-vivant dans l’herbe, je croyais le voir creuser la terre comme un crabe cherche à se cacher, j’ai dit au revoir à Vlaho, par habitude j’ai tendu la main à son moignon, Vlaho le débonnaire m’a attrapé les doigts de sa paluche gauche, il m’a fait un dernier sourire, et je suis reparti vers le Nord — peut-être aurais-je pu moi aussi trancher ma main criminelle, je ne serais peut-être pas dans ce train dix ans plus tard, sur le chemin de Rome la catholique grand réservoir d’ossements, je n’ai pas su accepter la main tendue de Marianne, ni celle de Stéphanie, Sashka ne propose rien, perdue dans ses couleurs et le visage des saints illuminés qu’elle peint toute la journée, ce que je suis lui est indifférent mon passé lui est indifférent ma vie lui est indifférente elle habite ses images, les Christs pantocrators, les Vierges orantes, les saints Georges, saints Michel archanges, les saints Innocents, saints Cosme et Damien, qu’elle vend très cher à des croyants sincères qui ignorent que les femmes ne peuvent pas peindre d’icônes, l’ange prude ne leur souffle pas dans l’oreille, nous n’avons en commun ni langue ni passion ni histoire, elle est si loin, je ne vais pas me précipiter chez elle finalement je vais attendre, attendre et voir, peut-être vais-je réussir à me détacher, me détacher de la valise du bras de Vlaho du cadavre d’Andrija de Sashka et de tout le toutim, à Venise je croyais y être parvenu, à Venise reine de la brume tout a failli terminer dans un canal, comme Léon Saltiel le juif de Salonique est sur le point de se pendre ou de se jeter par la fenêtre avant de trouver la paix dans la vengeance, comme Globocnik le bourreau met fin à ses jours en croquant une bille d’arsenic lorsque les Alliés le prennent, comme Hess l’increvable réussit à s’asphyxier avec un câble, comme Manos Hadjivassilis se jette sur des barbelés électrifiés à Mauthausen, comme mes islamistes se font exploser à Jérusalem et voient la ville de haut les paupières clignotantes au milieu du ciel, mais on m’a repêché, on m’a offert une seconde vie que j’ai perdue dans la Zone jamais deux sans trois qu’est-ce qui m’attend avant la fin du monde, qu’est-ce qui m’attend, la main amie a été tranchée en Bosnie, Yvan Deroy le fou est loin depuis des années, Sashka l’inatteignable habite le monde doré des images, mon père n’est jamais sorti de son silence — je l’imagine seul avec les cris de ses propres fantômes, lui le fils de résistant qui torturait les Algériens aussi ardemment que la Gestapo son paternel, on avait parfaitement retenu la leçon de la baignoire et de la roue de vélo, pour le bien de la communauté, si ces chèvres ne parlaient pas des bombes allaient exploser, des Français allaient mourir, ce sont surtout des Algériens qui sont morts, combien, cinq cent mille, un million, on ne saura jamais, les morts au combat, les morts sous la torture, les morts en prison, les morts d’une balle dans la tête, les morts entre les barbelés des camps de regroupement, la valise en est pleine, des noms des témoignages des rapports secrets des notes émanant de généraux repentants ou fiers de leur travail et des images, des centaines de clichés, qu’est-ce qui pouvait bien pousser tous ces soldats à documenter l’horreur, pourquoi les services de l’armée prenaient-ils la peine de photographier des Algériens électrocutés, des Algériens à moitié noyés, des Algériens roués de coups, peut-être pour affiner leurs techniques ou rendre compte de leurs activités à des responsables parisiens inquiets, vous voyez on ne chôme pas, ici on bosse, on turbine, on s’active, est-ce qu’ils entrevoyaient la catastrophe, l’exil d’un million de personnes rapatriées en 1962, un million de réfugiés français espagnols italiens juifs gitans maltais allemands franchissent la Méditerranée pour s’éparpiller d’Alicante à Bastia, le plus grand déplacement maritime depuis l’expulsion des morisques quatre cents ans auparavant, Bône et Oran vidées de la moitié de leurs habitants, Alger du tiers, la désertion la désolation les brimades le souvenir des morts plongent un pays dans l’enfer, les cadres du FLN se transformeront à leur tour en bourreaux et en tortionnaires habiles, perdus dans la Zone où je comptais les coups les égorgements les décapitations les massacres et les bombes, bercé par le bruissement exotique des patronymes des émirs du GIA et de l’AIS, la génération montante face aux anciens de la guerre d’indépendance, dont certains s’étaient battus dans les régiments de goumiers sur les pentes italiennes, le monde tourne, les arrière-arrière-arrière-petits-enfants des immigrants de Minorque envoyés coloniser l’Algérois en 1830 rentraient à Ciutadella ville des chevaux et de saint Jean l’évangéliste cent trente ans plus tard chassés par les valeureux combattants du FLN et les tortionnaires français, des nuées de bourreaux déclenchent des masses noires de victimes, tous ces cercles dessinés sur un bouclier doré, ce sont les mères qui fournissent les armes, Thétis l’aimante console Achille son enfant en lui donnant les moyens de se venger, une cuirasse une épée un bouclier aveuglant où le monde entier se reflète, comme Marija Mirkovic ma génitrice m’a fourni la patrie l’histoire l’hérédité Maks Luburic et Millán Astray le faucon borgne, ne pleure plus Achille, sèche tes larmes et va te venger, réconcilie-toi avec l’Atride contrit et massacre Hector de ta furie, vengeance, vengeance, je sens la vengeance gronder dans ce train dévalant les collines, ma voisine innocente a toujours l’œil dans son livre, elle ignore qui est assis en face d’elle, elle ne peut imaginer que son destin a croisé le mien, que bientôt les perles blanches de son collier seront en ma possession, son sac, son pull en laine, je danserai sur son corps dans la lumière de la lune toscane le bronze luisant à la main, prêt à saccager Rome aux larges murs, Rome conquise par les Alliés victorieux, Rome pillée et brûlée par les spadassins du Habsbourg fils de Jeanne la Folle, Rome ouverte en deux par les Normands intrépides, par les Wisigoths féroces, par les Gaulois aux courtes lames, Rome fille d’Enée au javelot rapide, Rome descendante d’Ilion en ruine, vengeance, vengeance pour Patrocle fils de Ménétios, pour Antiloque fils de Nestor, vengeance, une nouvelle mise à sac, des hécatombes, des libations, des bûchers fumants pour Andrija le Slavon qui me supplie en rêve de retrouver son corps, de le brûler, vengeance, pour le bras perdu de Vlaho le magnanime, ensemençant la terre, vengeance, pour tous, le glaive réchauffé par le sang tiède, l’heure approche, je le sens le train vibre j’y suis presque je suis presque parvenu au bout du voyage, dans le paysage noir les yeux fermés des squelettes tournent et cliquettent ce sont les étincelles de couleur du monde intérieur calme ta respiration, Francis, essaie d’inspirer régulièrement en laissant fluer les pensées qui te mènent vers la vengeance, laisse Songe le messager t’incuber ses oracles, au Moyen Age on avait peur de dormir peur d’être assailli par les terribles succubes qui donnaient du plaisir, un plaisir caché et trouble, les hommes courtauds et effrayés par l’univers se réveillaient en sueur avec une érection maudite qu’ils dissimulaient mal à leurs femmes affolées, je parie que la reine Mab t’aura visité, Mab la messagère, avec son cortège de lucioles magiques, pas plus grande qu’une agate, que me dirait-elle, à moi, la fée minuscule des royaumes de la nuit, rien, hier soir tout embué d’alcool dans les caresses sèches d’une loge de concierge noyée d’ombre, contre le corps marqué par la vieillesse de la femme laide à la langue amère, après l’éjaculation sans plaisir et la honte, une fois rentré chez moi tout penaud et triste je me suis effondré sur mon lit sans draps dans l’appartement vide, dernière nuit parisienne, la reine Mab m’a ramené à Sashka, à son minuscule studio du Transtévère je vois ses mains pâles tachées de peinture dorée elle est en train de peindre une image pieuse des quatre saints couronnés, quatre martyrs dalmates Sévère, Sévérien, Victorin et Carpophore, beaux et bruns, elle m’explique qu’il s’agit d’habiles sculpteurs que l’empereur Dioclétien voulut employer dans son palais à Split afin qu’ils érigent une statue païenne, de Jupiter l’intransigeant ou de Vénus la tentatrice, les quatre artistes avaient juré leur foi au Christ et refusèrent de tailler l’idole ce qui mit le César en rage, il les condamna à être fouettés à mort, le bourreau s’acharna sur leurs corps des jours durant, sans effet notoire, les quatre hommes résistaient au cuir et aux boules de métal, les zébrures sur leur