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levkas, les auréoles des quatre saints posées à la feuille d’or, la petite brosse de martre avec laquelle elle remplit le fond d’ocre brun, puis les vêtements de blanc d’argent de rouge vermillon de bleu de cobalt, lente et minutieuse l’image magique se forme, c’est merveilleux d’observer Sashka travailler, entre les Théotokion, les saints Jean Bouche d’or, les Stylites vertigineux, les dragons rouges, Démètre de Salonique percé de lances, Théodore empereur de Byzance, Jean Climaque au haut de son échelle, Jacques découpé en morceaux, une foule de martyrs, de couleurs, de visages presque identiques, les quatre petits sculpteurs dalmates retrouvent une vie dorée à l’ombre magnifique du martyre, avant de rejoindre la plaine marine, Sashka la tranquille n’est pas émue par tous ces massacrés, elle est protégée par Luc l’évangéliste, patron des peintres et des médecins, d’une grande douceur dans le dessin, d’une infinie patience, au moment de notre rencontre j’ai cru que c’était l’ange lui-même qui m’apparaissait dans son auréole dorée, dans la nuit, la nuit trouble de Rome, à la terrasse d’un café, de retour d’une visite interminable à la chancellerie papale, Campo de’ Fiori, tout près de moi Sashka illuminait la place tout le bar avait les yeux tournés vers elle, à cet endroit on vous offre des cacahouètes avec votre apéritif, entières, dans leur bogue filandreuse, et les clients ressemblaient à des singes au zoo, jetant compulsivement par terre les cosses inutiles : la terrasse jonchée de débris de tubercules crissait sous les pas, face à la statue de Giordano Bruno le supplicié, j’imaginais le spectacle, en février 1600 les ribauds crasseux des alentours sont venus vérifier si l’impie livré aux flammes allait crier malgré le bâillon, tous ont accouru pour entendre crépiter les chairs et se dégourdir les narines avec les fumets de la viande humaine, à l’endroit même où aujourd’hui les touristes gobent des arachides, Bruno le bretteur magicien cosmologue occultiste et poète était un grand voyageur, il visita la moitié de l’Europe avant d’être trahi par les Vénitiens et remis à l’autorité papale : cette même autorité a récemment exprimé ses regrets quant à sa crémation, désolés, disent-ils aujourd’hui, d’avoir supplicié un philosophe nu attaché à un poteau métallique sur un bûcher de rondins, Giordano Bruno mort par bêtise pontificale en face du bar où je décortiquais des cacahouètes sans pouvoir décrocher le regard de la jeune femme si belle, si présente à la table voisine, en compagnie d’un homme qui la dévorait des yeux, elle n’avait pas l’air de prêter attention à sa concupiscence, encore moins à la mienne ou au corps carbonisé de Bruno, ses yeux étaient trop clairs pour que le démon s’y reflète, trop clairs, je l’entendais rouler de jolis r, elle parlait italien lentement, posément, avec un léger accent, j’étais sûr qu’elle était slave et je priais secrètement pour qu’elle soit croate, ou slovène, ou même serbe, j’aurais eu une emprise sur elle par le langage — bien sûr il fallut qu’elle soit russe, de la Russie mère de l’orthodoxie des tanks et des fusils d’assaut, voilà tout ce que je savais, j’aurais pu lui détailler à loisir les modèles, les variantes, les calibres ou les agissements secrets de la Grande Russie dans la Zone, longtemps, parler de leurs relations équivoques avec certains pays arabes, parler de la courbe du chargeur, coup de génie de la kalachnikov, mais non, nous parlions de Jérusalem la douce, de mes campagnes d’entomologie dans le désert libyen ou au Nord du Maroc, rapidement, sans insister, elle n’est pas curieuse, Sashka, elle vit dans le monde des images, elle n’attend rien ni personne, surtout pas des mots — je lui demandais pourquoi elle avait quitté Saint-Pétersbourg et elle me disait qu’elle n’avait pas quitté Saint-Pétersbourg, qu’elle avait quitté Leningrad, justement parce que Leningrad disparaissait, qu’elle était arrivée à Jérusalem par hasard, avec un contingent de faux juifs pour chercher une terre d’accueil, et il n’y avait en elle aucune arrière-pensée idéologique, aucune nostalgie, elle énonçait juste des faits, quand je lui demandais si elle avait envie de retourner en Russie elle me répondait simplement que la Russie qu’elle connaissait n’existait plus, que la ville de son enfance avait disparu, que les gens, les rues avaient changé, mais elle ajoutait immédiatement c’est aussi bien comme ça, et ce qui pour un autre aurait été un je-m’en-foutisme absolu signalait chez elle un détachement, un ailleurs, sa vie est dans ses gestes, dans les mouvements de son pinceau, de son poignet, dans ses yeux tournés vers un saint à reproduire, un visage à modeler, le drapé d’un vêtement, elle n’a même pas la prétention de créer, d’inventer des représentations neuves, non, elle répète à l’infini ce que la tradition lui a laissé, contente de pouvoir vivre de cette activité singulière et à mon égard elle agit de même, Sashka la lointaine, si je suis là tant mieux, sinon tant pis, elle ne cherche à me convertir à rien, est-ce qu’elle me voit, seulement, elle voit ce que je lui montre, c’est-à-dire rien, ou si peu, désarmé par sa simplicité et ses formes de statue, comment pourrait-elle savoir, si je ne lui raconte rien, elle n’a ni la maternité universelle de Marianne la généreuse ni la curiosité dévorante de Stéphanie la volontaire, Sashka est un miroir duquel je me cache, la face voilée pour ne pas me refléter dans les visages tourmentés des bourreaux qui ébouillantent les saints, qui les fouettent à mort avant de les noyer dans l’Adriatique comme les quatre couronnés de Split — en 1915 c’étaient des centaines de corps sans cercueil qu’on envoyait par le fond, des Serbes vaillants, un peu plus au sud à Corfou dernière station avant Ithaque, les Britanniques ont du goût pour les îles jusqu’en Méditerranée, Minorque Malte Corfou Chypre leur appartinrent, et leurs vaisseaux aux flancs renflés étaient maîtres de la mer Blanche, lorsque j’abordai Corfou en provenance d’Igoumenitsa après avoir traversé l’Epire aux pentes raides les Britanniques s’envoyaient des bières gigantesques à l’ombre de parasols publicitaires sur les côtes de Phéacie, foin de Nausicaa lavant son linge sur la berge, ce qui m’attendait c’était un flic grec aux larges moustaches il m’enjoignait de bouger ma bagnole au plus vite, en frappant de solides coups de matraque sur le toit de la tire fatiguée, quickly car quickly, comme s’il s’adressait à un cheval, malgré les Britanniques roses les Français prétentieux les Allemands méfiants et les Italiens tapageurs l’île était belle, la vieille ville resserrée ressemblait plus à Venise qu’à Athènes, Dieu merci, et même fatigué des vacances poursuivi par les têtes de moines décapités et les évangélistes apocalyptiques dans mon sommeil Corfou coincée entre les imposantes forteresses vénitiennes était un repos, c’était un plaisir de s’y perdre, d’y boire longuement en regardant la mer lécher les plaies des murailles, les Ottomans avaient essayé de prendre l’île à plusieurs reprises, sans succès, la Phéacie dernier rempart de l’Occident avait tenu bon, les inscriptions murales rappelaient le siège de 1716, quand le Turc avait fait son apparition pour la dernière fois au large du Palaio Frourio, comme à Malte l’héroïque auparavant les défenseurs aux brillants plastrons avaient résisté aux canons, aux sapes aux assauts continus des Orientaux farouches, il y avait foule de Croates et de Dalmates parmi les mercenaires qui défendaient la cité, j’imagine un de mes ancêtres emporté à la mer par un boulet, après s’être recommandé à Dieu avoir été brave et envoyé bien des janissaires dans l’Hadès : il s’en fallut de peu qu’il n’y ait une mosquée à Corfou, comme à Rhodes, comme à Belgrade, comme à Mostar, Arès en décida autrement, c’est le seul bâtiment qui manque à la vieille ville, point de Troyens aux portes en bronze du palais d’Alcinoos le gris, ou presque, en déambulant au hasard dans les rues colorées je suis tombé sur un bâtiment qui pavoisait