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Srpska Kuca, Maison serbe, musée consacré à la retraite de l’armée de Pierre Ier en 1915, les soldats de l’ossuaire de Salonique étaient passés par Corfou, avant d’être renvoyés sur le front des Balkans par la mer, comme les Français et les Anglais avaient survécu aux Dardanelles pour finir dans une tombe en Thessalie, les valeureux rescapés de la plus terrible retraite militaire depuis la Bérézina étaient tombés plus tard face aux Bulgares, le musée était émouvant, des dizaines de clichés d’époque relataient la débandade audacieuse de l’armée serbe défaite par le Kaiser et son allié autrichien, à travers les montagnes du Monténégro jusqu’à la côte albanaise où les Français les embarquèrent, une retraite avec femmes et enfants, à pied dans la neige, les longues colonnes presque sans nourriture parcoururent quatre cents kilomètres dans le froid intense de l’hiver, portant leur roi sur une chaise de paille, tout un pays s’en allait vers la mer, cent cinquante mille passèrent l’arme à gauche dans les montagnes du Kosovo et aux alentours de Podgorica, victimes du froid, de la faim, des balles allemandes, ils continuèrent à mourir à l’arrivée, dénutris, épuisés, installés dans des camps de fortune sur la petite île boisée de Vibo devant l’embouchure du port, sans tentes, quasi sans soins, il n’y avait rien à faire pour les empêcher de crever, ils tombaient comme des mouches au rythme de trois cents par jour, les Français et les Britanniques n’en revenaient pas, ils avaient survécu au plus terrible des voyages pour claboter par milliers une fois parvenus à destination, ils n’étaient plus soutenus par le sol de la patrie, ils étaient en terre étrangère, sous la pluie, sur un caillou en mer Ionienne, on n’avait pas la place d’ensevelir tous ces hommes, ces milliers d’hommes alors le navire-hôpital français François d’Assise le charitable prenait à son bord des tombereaux de cadavres pour aller les immerger à quelques milles de là, ces Serbes de Belgrade qui n’avaient jamais vu d’autre mer que le Danube, ils reposent aujourd’hui dissous dans les flots, dans le ventre de milliers de poissons et d’algues marines, le cimetière bleu, immense, où Thétis descend fleurir leurs mémoires et celle de leurs enfants, morts avec eux — les survivants refourbis, réorganisés par les soins alliés s’en retournèrent par bateau de l’autre côté des Balkans, où ils reprirent bravement la lutte, et Pierre Ier le brave, âgé de plus de soixante-dix ans, qui avait survécu à l’humiliation, à la maladie, à la défaite à l’exil à Corfou, put être couronné roi des Serbes, des Croates et des Slovènes, mon roi, je le regardais, vieux et malade, porté sur les épaules de ses soldats dans la neige, entouré d’un pope et d’un médecin au cas où et j’étais fier qu’il fût en quelque sorte mon roi, le seul d’ailleurs, son fils Alexandre serait assassiné à Marseille sous les yeux de mon grand-père par les sicaires de Pavelic le patriote, à la fin de la guerre Corfou était parsemée de cimetières serbes, toute l’île était un tombeau, les Grecs généreux avaient prêté leur terre pour les morts et leur théâtre pour le Parlement, ces mêmes Grecs iraient à leur tour se battre autour de Sarajevo la bien gardée, échange de tombes, des ossuaires serbes ici, des sépultures hellènes là-bas, le grand cercle qui entoure le bouclier d’Achille, l’humour macabre des dieux obstinés — au sortir de la Srpska Kuca j’avais un peu de vague à l’âme, j’avais froid malgré la chaleur d’août, je suis allé m’asseoir à une terrasse les yeux dans la nécropole bleue en pensant à Pierre Ier Karageorgévitch, qui s’était battu contre tant d’ennemis, contre les rudes Prussiens dans l’armée française en 1870, contre les Turcs sauvages en Bosnie en 1875, contre les Autrichiens bien casqués en 1914, épuisé, le vieux monarque monténégrin contraint à quitter son pays à pied, sans pour autant abandonner la partie et la libération des Slaves du Sud, sûr qu’en Slavonie et en Bosnie il nous aurait donné un sacré coup de pied dans le derrière, le vieux saint-cyrien au panache blanc qui traversa la Loire à la nage pour échapper aux soldats de Bismarck, Pierre Ier s’était retrouvé en exil dans l’île où passait ses vacances le Kaiser Guillaume, à l’ombre d’un palais splendide nommé Achilleion, des jardins exubérants, plantés de cyprès, de lauriers, de palmiers, où la statue d’Achille mourant contemple les eaux aveuglantes de la Méditerranée, il implore Thétis sa mère, l’endroit est entièrement consacré au furieux fils de Pélée, au cycle éternel de la vengeance : le palais fut construit par l’impératrice Sissi d’Autriche reine de Hongrie, qui aimait venir résider quelques mois par an aux côtés du guerrier blessé, avant d’être assassinée à son tour sur la rive du lac de Genève par Luigi Lucheni anarchiste italien d’un coup de stylet en plein cœur, est-ce que le Kaiser Guillaume II pensait à elle en se reposant les pieds dans le bleu, ou plutôt au Péléide vaincu par le Destin, voire à l’assassin italien, dont il avait vu la tête conservée dans le formol à l’hôtel Métropole de Genève, seul hôtel du monde à s’enorgueillir d’une dépouille humaine, celle de Lucheni décapité post mortem par un fétichiste suisse après s’être pendu avec sa ceinture dans sa cellule, Corfou débordait de morts célèbres ou inconnus, depuis que Poséidon s’était vengé sur les marins qui avaient ramené Ulysse à Ithaque en les pétrifiant, je tournais en rond parmi les cadavres, de bar en bar, de musée en musée, les pestiférés de l’îlot Lazaretto remplacés par les résistants grecs et les communistes fusillés pendant la guerre civile, les deux mille juifs incarcérés dans la vieille forteresse vénitienne avant d’être déportés à Auschwitz, la mer semblait ne pas avoir de fond, elle contenait trop de corps, jusqu’à celui d’Isadora Duncan, qui passa six mois à Corfou en 1913 pour se remettre de la mort de ses deux enfants noyés dans la Seine, la danseuse américaine aux pieds nus était poursuivie par Athéna jalouse de sa beauté, la longue silhouette de son fantôme dansait nue dans la nuit d’été, j’imaginais les mouvements de son torse, de ses hanches drapées d’une étoffe transparente parmi les ombres des jardins d’Achille, entre Sissi l’impératrice, le Kaiser Guillaume II et Pierre Ier de Serbie, maintenant je vois danser le beau Sergueï Essenine à ses côtés, dans l’obscurité de la vitre ferroviaire, Essenine pendu à trente ans dans sa chambre de l’hôtel d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, après avoir écrit un poème d’adieu avec son propre sang, Sashka lui ressemble, elle a la même figure ronde, les yeux très clairs, un visage éternellement enfantin accentué par les cheveux blonds, Isadora Duncan savait seulement trois mots de russe et Essenine aucune langue étrangère, ils ne parlaient pas, ils dansaient, ils buvaient, Sergueï surtout, Isadora raconte dans son autobiographie que le poète était passionné, si passionné qu’il pouvait passer une semaine sans dessoûler, si passionné qu’il épousa la danseuse de dix-huit ans son aînée, si passionné qu’il la quitta pour rentrer en Russie et plonger dans la dépression, à Corfou au cœur de l’été il était difficile d’imaginer la longue nuit de Petrograd en décembre, la corde et le tuyau dans la chambre du respectable hôtel ou bien les dernières pensées d’Essenine le pendu, on ne sait toujours pas s’il s’est réellement suicidé, peut-être deux ou trois tchékistes sombres l’ont-ils assisté pour se suspendre à la canalisation, aidés par la passivité de son ivresse permanente, Sergueï Essenine meurt dans le soleil absent et les premières glaces accrochées aux rives de la Neva, sa chambre d’hôtel donne sur la façade de la cathédrale Saint-Isaac, pouvait-il entrevoir par la fenêtre le catafalque du général Koutouzov bourreau de Napoléon, entre deux icônes dorées, sans doute pas, la Révolution avait fermé les portes des églises pour les transformer en entrepôts, interdites d’hommes, car les bolcheviks obstinés étaient si superstitieux qu’ils craignaient l’influence néfaste de la forme même du bâtiment sur le zèle marxiste, si on les transformait en théâtres ou salles de réunion, comme cela avait été suggéré au départ par des pragmatiques suspects, liquidés peut-être aussi proprement qu’Essenine, Essenine amoureux de sa mère Russie cimetière de la Grande Armée où reposent les trois cent mille grognards fauchés par le gel ou les canons en 1812, les cavaliers mangeaient leurs chevaux morts de faim, les paysans biélorusses mangeaient les cavaliers morts de froid, Napoléon seigneur de Corfou pendant dix ans rêvait au soleil d’Austerlitz et à la victoire de Lodi en franchissant le pont sur la Bérézina élevé à la hâte par le génie des pontonniers ancêtres des marins français qui transportèrent les rescapés de l’armée serbe à travers la mer Ionienne, avec parmi eux le soldat serbe dont tomba amoureux Jean Genet à Barcelone, Stilitano le veule à la main coupée — à Corfou près du palais d’Achille se croisaient les Vénitiens les Ottomans les Français les Autrichiens les Allemands les Serbes et même une danseuse américaine amoureuse d’un poète russe, Isadora Duncan mourra peu de temps après Essenine le saint alcoolique, de la même façon, le cou serré les cervicales brisées, au bord de la Méditerranée, traînée derrière une voiture comme les snipers à Beyrouth, la déesse jalouse de sa beauté et de son châle multicolore le fait se coincer dans la roue arrière de l’automobile qui roule à vive allure sur la Corniche, à Nice, c’est le soir, une légère brise de septembre souffle de la mer, pour protéger sa gorge fragile et ses seins doux la danseuse s’est enveloppée dans son immense foulard qui claque au vent comme un pavillon mortel, quand le chauffeur accélère l’écharpe de soie se prend dans l’essieu s’enroule immédiatement et tire Isadora hors du véhicule, sur la chaussée, la tête contre le caoutchouc rugueux du pneumatique, le temps que le conducteur s’arrête elle est déjà morte, assise le dos contre les rayons de l’Amilcar bleue, les yeux grands ouverts sur la Méditerranée, la tête assujettie à la décapotable, la langue dehors, comme saint Marc l’évangéliste halé sur les pavés par une charrette près d’Alexandrie, saint Marc en compagnie du lion sur les icônes que peint Sashka l’ange aussi blond qu’Essenine : elle représente les martyrs et moi je ramasse les cadavres, les corps éparpillés dans la neige, les bras tombés sur le sol, les ossements dormant au fond des fosses marines, Corfou dernière étape avant Ithaque semblait un des points d’inflexion du Destin, la demeure des Moires implacables, j’ai bu un ultime ouzo dans le jardin du palais de Sissi l’impératrice poignardée, en observant Achille massacrer les Troyens, j’ai pensé une dernière fois aux Serbes transis, à Stilitano le veule manchot, à Isadora rattrapée par la vengeance divine après ses enfants et son mari, et je suis reparti vers le Nord — le Nord, c’est-à-dire l’ombre de Mortier le maréchal où je retournais officier quelques jours plus tard, Mortier grand massacreur d’Espagnols, de Germains et de Slaves était une fière adresse pour nos arcanes, à peine arrivé je retrouvai Lebihan qui m’accueillit par un alors Francis, prêt à remettre la tête dans le guidon ? il s’étonnait que je ne sois pas plus bronzé, après un séjour aux îles, je ne lui racontai rien de mes vacances à part des noms de lieux exotiques, qu’est-ce qu’il y avait à dire, des Grecs morts des juifs morts des évangélistes et des Serbes morts, je retournai une fois de plus à la bataille d’Alger, des musulmans morts, le GIA avait un nouvel émir et changeait de stratégie, ou plutôt abandonnait toute stratégie pour la tactique de la gorge tranchée, la nuit la reine Mab la fée minuscule m’incubait des rêves couleur azur, des montagnes sèches plongeant dans la mer et des Nausicaas de télévision, pour me consoler sans doute de la noirceur du jour, le rituel, l’offrande au maréchal Mortier, le métro Porte-des-Lilas, le changement à Belleville, l’odeur d’arachide et de sueur du métropolitain parisien, descendre à Pigalle, Blanche ou Place-de-Clichy, selon l’humeur, pour m’arrêter boire des petits verres au milieu de la colonie d’ivrognes du bistrot du 18