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My Way sur un Steinway brillant — il n’y avait personne pour tenir la main de Brunner au moment de la mort, personne à part une speakerine teutonne en direct de Munich par satellite, les dieux l’avaient abandonné, les Syriens ne savaient plus que faire de cet hôte encombrant, le temps passe, Rome se rapproche, pour un peu je demanderais au violoniste qui ressemble à Hemingway de me jouer un petit air, comme Olga jouait de temps en temps pour Ezra Pound, erbarme Dich, mein Gott de la Passion selon saint Matthieu, aie pitié, Seigneur, ou un autre truc larmoyant, et sa compagne se mettrait à chanter les mots de l’évangéliste, Matthieu mort d’un coup de glaive dans le dos en Ethiopie, alors qu’il priait, les bras levés vers le ciel, face à l’autel, Matthieu que Sashka peint penché sur l’écritoire ou devant sa balance de percepteur, Matthieu que le Caravage amoureux de la décapitation représente en train de compter ses pièces, j’approche de Rome, j’approche de Rome l’éternelle lumière, que vais-je faire, Yvan mon vieux qu’allons-nous faire à Rome parcourir les églises chercher une improbable rédemption dans les images des martyrs, nous soûler, courir les putains via Salaria, à deux pas des catacombes, la petite valise discrètement menottée est toujours au-dessus de mon siège, qu’est-ce qu’elle contient en réalité, qu’est-ce que j’y ai mis, tous ces morts, tous ces destins croisés, le monde en entier, un fœtus dans un bocal de formol, l’essence de la tragédie, l’énergie de la vengeance, erbarme Dich, mein Gott, mère, pleure ton fils disparu, mère, pleure ton fils en allé, mes parents, mes grands-parents, mes pays, mes victimes, les photos sordides de Harmen Gerbens pornographe concentrationnaire, les visages apeurés des résistantes hollandaises qu’il faisait poser à Westerbork, la poussière noire du Caire, la lumière d’Alexandrie l’inoubliable, tout se ferme, tout se ferme alors que le train sort du tunnel pour se précipiter dans des banlieues, doucement, maintenant, doucement pas à pas j’y suis presque, la voie ferrée roule des cadavres comme le Scamandre impétueux, la femme élégante devant moi a sorti de son sac le Corriere della sera, le jeune businessman italien petit-fils d’Agnelli a apparemment passé la nuit en compagnie de plusieurs transsexuels et a pris un mélange de cocaïne et d’opium, brave petit, il est hors de danger d’après le journal du soir, Turin doit respirer la joie, Agnelli le grand-père historique dirigeant de Fiat avait conduit un tank de la même marque en Afrique du Nord en 1942, quelle ironie, il pouvait tester lui-même la qualité du matériel, est-ce qu’il chantait Lili Marleen en conduisant comme Vlaho, i znaj da čekam te, je suis fatigué, je suis si fatigué, si je ferme les yeux maintenant je me réveillerai à Rome c’est sûr à destination je prendrai la mallette et mon sac sans oublier le livre de Rafaël Kahla le corps de Marwan et la douleur d’Intissar, j’attendrai un taxi à Termini ou j’irai à pied par la via Nazionale déserte les innombrables magasins de cravates clos comme mes paupières, trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre, trois jeunes tambours, je chantais cette chanson à ma sœur pour l’endormir, j’aimais lui chanter des chansons quand elle était petite je n’étais pas beaucoup plus grand moi-même mais j’avais l’impression d’être un géant en comparaison, Leda suçait son pouce dans son lit-cage je lui caressais la joue à travers les barreaux, fille du roi, donne-moi donc ton cœur, fille du roi, et ri et ran, ranpataplan, c’est bien loin tout ça bien loin, Leda est dans la brume, inatteignable, incompréhensible, bourgeoise catholique avec qui je ne partage que les gènes et les reproches muets, ma famille est bien loin maintenant, ma mère en veuve éplorée, mon père dans le cercueil mangeur de chair, à Ivry, de lui je conserverai les souvenirs des trains électriques et les photographies de torture, dans le silence, une grande figure un Napoléon à Sainte-Hélène empoisonné par sa propre mémoire, poursuivi par les centaines de milliers d’âmes des grognards qu’il a envoyés vers l’Hadès, si tu n’es pas sage Old Boney viendra t’emporter disait-on aux bambins anglais pour les effrayer, ma mère usait de la même tactique, attention, je vais tout raconter à ton père, et la menace de la délation était suffisante pour nous faire avaler même la cervelle d’agneau, pourquoi, mon paternel n’était ni violent ni tyrannique, juste silencieux, je ne me souviens pas qu’il ait jamais levé la main sur moi, jamais, pas même menacé, jamais un mot plus haut que l’autre : les mères nous tirent à elles autant qu’elles peuvent, on croit leur ressembler, on pense avoir leur perfection leur art leur beauté leur bonté et on s’aperçoit que c’est un mensonge, qu’on est un homme, un portrait du père silencieux, un décalque, une statue animée, alors on ignore vers où on est envoyé, vers où on s’en va, sur des traces invisibles, pourquoi on s’éloigne aussi sûrement de la mère et de la sœur, un aimant nous tire vers un monde abominable de cris dans la nuit, Ghassan le Libanais me raconta que son père à lui l’enfermait dans un placard très étroit, obscurité totale, il n’avait pas la place de s’asseoir il restait debout paralysé de frayeur sans même oser frapper contre la porte, il pleurait en silence jusqu’à ce qu’on vienne le délivrer une ou deux heures plus tard : il craignait à tel point ce châtiment qu’il était extraordinairement docile et obéissant mais malgré tout on l’expédiait de temps en temps au cagibi pour lui apprendre à vivre, pour lui enseigner l’injustice et le désir de vengeance, pour qu’il soit habité par une sourde haine, énergie dans cet univers de souffrance, Ghassan le racontait en rigolant, dès qu’il avait été en âge de porter un fusil il s’était enrôlé dans la milice la plus proche, il voulait que son père soit fier de lui, fier de lui et un peu apeuré par la puissance de l’arme, qu’il comprenne que c’était son tour de pouvoir l’envoyer dans le placard d’un mouvement du canon, la vengeance ne se tourne que rarement contre les pères, elle s’exprime ailleurs, contre les inconnus les ennemis les traîtres les prisonniers les gauchistes les musulmans Ghassan se souvenait surtout de l’odeur du réduit, odeur de Dettol de produits d’entretien de chiffons, parfum d’officine d’embaumeur en réalité, ou de taxidermiste, il s’en souvenait immédiatement quand il était dans le noir, disait-il, dans l’obscurité complète il retrouvait instantanément l’odeur du placard, Ghassan le guerrier — Venise était définitivement plongée dans l’au-delà, nous y flottions dans un long coma, une obscurité interminable, avant le salutaire coup de pied dans les couilles j’ai bien failli y passer, par une nuit noire sans lune une nuit de placard à balais ou de tombeau soûl comme un tchetnik à la barbe fleurie de morpions ivre comme jamais qu’est-ce qui m’a pris au lieu de traverser vers le Ghetto en sortant du bar je suis allé dans la direction opposée, vers le nord, je suis arrivé place des Deux-Maures, devant le bas-relief du petit chameau, en trébuchant je rebondis contre les murs j’ai un fusil à la main mon bonnet sur le crâne courbé en deux comme dans la guerre j’avance je débouche sur le quai j’aperçois la haute façade de briques de la Madonna dell’Orto qu’est-ce que je fous là j’habite de l’autre côté tout d’un coup j’ai l’illumination je suis venu pour mourir je suis venu devant cette église pour en finir c’est le milieu de la nuit quelle connerie je fais demi-tour à quoi ai-je bien pu penser j’ai raté le pont, j’ai raté le pont et je me suis collé dans le canal, silence aquatique, mouvements désespérés des bras, des jambes, les vêtements qui gonflent comme un piège les chaussures qui pèsent le goût de l’eau dans la bouche le souffle qui manque, le souffle qui manque les pieds dans la boue noire je vais crever, voilà c’est ce que tu voulais eh bien c’est réussi, tu vas crever, je reprends de l’air à la surface je gèle j’ai les poumons minuscules les bras qui me lâchent tout pèse, le Scamandre va m’emporter, tout pèse j’ai sommeil j’en ai assez je vais couler le fleuve a gagné je me laisse aller dans les profondeurs, j’ai le souvenir précis de m’être laissé aller dans le noir, d’arrêter de me débattre, qu’est-ce qui s’est passé ensuite, saint Christophe est descendu de son pinacle, le bon géant de Chaldée a posé l’enfant qu’il portait sur l’épaule pour venir me secourir, il m’a tendu sa main immense, il m’a tiré de l’eau, à moitié inconscient, je n’en sais rien, je me suis réveillé trempé assis contre la porte de l’église les chaussures boueuses la bouche pleine de sel le bonnet toujours vissé sur le crâne des cloches battant dans la tête et les yeux brûlants, avec une belle bronchite comme seul viatique pour la vie nouvelle