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un jour tu paieras pour ton impiété m’avait-elle dit, toi qui as la chance de visiter Jérusalem, et une grande peur m’avait pris, une peur enfantine qu’elle eût raison et que je finisse terrassé par l’ire du Tout-Puissant, avant de me rendre à l’évidence, renverser un peu d’huile même sainte sur du coton n’était pas le pire que j’aie accompli, loin s’en faut, est-ce que tout se paie un jour, peut-être, Nathan Strasberg me parlait de ses parents survivants de Łódz ville des juifs, installés aujourd’hui au bord de la mer bleue, son père grand combattant de la Résistance et sa mère Volksdeutsche de la ville des trois cultures, rebaptisée Litzmann Stadt par les nazis, du nom d’un obscur général qui s’y était illustré en 1914, Łódz était une cité de brique rouge, industrieuse, où les juifs représentaient plus de la moitié de la population, la mère de Nathan allemande dont la famille d’origine prussienne s’était installée là vers les années 1880, au moment de l’explosion du textile, militante communiste et pour l’égalité des femmes, depuis convertie au judaïsme et vivant en Palestine, terre des dieux, à Łódz on parlait yiddish, allemand et polonais, dès le printemps 1941 le ghetto est formé, cent soixante mille habitants juifs sous les ordres du roi Chaïm Rumkovski l’ambigu, les premiers convois d’inutiles sont envoyés à Chełmno crever dans des camions à gaz — comme à Belgrade la même année on utilise des fourgonnettes spécialement aménagées pour se débarrasser des juifs du Wartheland, des chauffeurs SS promènent des cadavres nus dans la campagne jusqu’à des fosses communes creusées au milieu des bois, vengeance, vengeance, voilà ce que crie le père de Nathan Strasberg dès 1942, échappé par miracle à l’enfermement grâce à sa femme allemande il rejoint la Résistance polonaise et se bat contre les nazis dans les forêts du côté de Lublin, sans savoir que des centaines de milliers de ses coreligionnaires sont exterminés tout près entre Sobibór et Majdanek, sans savoir que tous les enfants de Łódz sont gazés ensemble, des milliers de gamins décharnés et pleurants confiés aux Allemands par Rumkovski le tragique, donnez-moi vos enfants, disait-il, il me faut vingt mille enfants de moins de dix ans, Rumkovski criait dans son microphone je sacrifie les membres pour sauver le reste du corps, tous les bambins y passèrent, l’ogre allemand savait tordre les bras des responsables juifs persuadés que le travail les sauverait, que la productivité les sauverait, ils n’avaient pas compris, ils n’avaient pas compris que le monstre n’était pas rationnel, que sa tête était dans d’autres sphères, dans les nuages noirs de la destruction, et les juifs furent détruits, Strasberg le courageux blessé fin 1943 rentre à Łódz en 1945 pour se rendre compte du désastre, vengeance, Nathan ignorait quand exactement son père rejoignit les vengeurs du groupe Nakam, après avoir installé sa femme et sa sœur en lieu sûr, la nuit a été longue, en 1946 l’aube pointe à peine, la Brigade juive de Palestine est cantonnée au Nord de l’Italie, à la frontière de l’Autriche, et assassine clandestinement tous les nazis et les fascistes qui lui tombent sous la main, d’une balle dans la nuque, Abba Kovner le poète partisan qui organise l’émigration clandestine en Palestine veut plus, il veut six millions d’Allemands morts, la vengeance, la vraie, avec les plans les plus fous, il imagine d’empoisonner le réseau d’alimentation en eau de Nuremberg, il imagine de massacrer les prisonniers de guerre du camp de Langwasser : finalement ils réussiront à tuer quelques centaines de prisonniers allemands à l’arsenic, impossible de savoir combien, les Américains responsables de ces captifs étant peu enclins à reconnaître le massacre, avant de rejoindre définitivement la Palestine pour se consacrer à obtenir l’indépendance de l’Etat d’Israël en combattant, cette fois-ci, les Britanniques — la vengeance est douce sur le moment, ma furie après la mort d’Andi, le cataclysme que je déclenchai, que nous déclenchâmes, dans les villages autour de Vitez, les maisons qui brûlaient, les cris, le malheur, et ce groupe de civils face à moi, pas de grands guerriers les armes à la main des hommes d’une quarantaine d’années en vêtements de travail effrayés par les coups de crosse qui pleuvaient leurs habitations en flammes humiliés larmoyants on leur balançait des pelles pour creuser des tranchées au milieu des mines et des bombardements j’ai pensé à Andi mort dans sa propre merde son corps perdu enlevé sans que nous puissions lutter pour le conserver j’ai pensé à Vlaho au bras coupé au sergent Mile abattu d’une balle en plein front, vengeance, un des prisonniers souriait, il souriait le salaud, il nous trouvait drôles, nous le faisions rire avec notre rage, pourquoi souriait-il, pourquoi, il n’a pas le droit de sourire je l’ai cueilli d’une baffe gigantesque, il a ri, son visage était sali, ses yeux à demi fermés par les ecchymoses il a continué à rire et m’a tiré sa grosse langue noire, les autres types le regardaient, effrayés, ce fou allait attirer sur eux la vengeance divine, il se moquait de moi, le mongolien se moquait de moi, se moquait de moi d’Andi de Vlaho de Mile de tous nos morts et même des siens Athéna m’a insufflé une force immense, tous les dieux étaient derrière mon bras droit quand j’ai tiré de son fourreau la baïonnette d’Andi, retrouvée derrière son grabat, derrière moi comme derrière Seyit Havranli l’artilleur turc et son obus de quatre cents livres, comme derrière Diomède fils de Tydée quand il blesse Arès lui-même, j’ai poussé un hurlement digne d’Andrija le furieux j’ai abattu la longue lame sur le musulman rieur, avec la puissance divine, la puissance qui vient du ventre, des pieds dans la terre, une vague de pure colère un mouvement parfait de droite à gauche qui ne s’arrête pas sur les obstacles de la chair un geste qui se poursuit jusqu’au ciel où monte mon cri de rage et le sang de la victime colonne rouge inexplicable, son corps sursaute ses épaules se redressent sa tête monstrueuse rigole encore par terre les yeux clignotant avant que son buste ne s’effondre, accompagné du murmure incrédule des témoins éclaboussés, j’ai encore la force d’envoyer bouler le chef immonde d’un coup de pied gigantesque, pas même surpris par ma propre puissance, hors de moi, hors de moi hors du monde déjà dans l’Hadès paradis des guerriers, pour toi Andi cette tête sanglante qui roule dans la pente, ce shoot atroce dans les chairs molles avant de brandir mon arme vers le ciel, tous s’éloignent de la boucherie, tous s’éloignent du miracle, un des prisonniers s’évanouit et tombe dans le sang noir de l’idiot du village, du saint peut-être que je viens de décapiter si proprement que c’en est merveille, une fresque médiévale, le martyr étêté gît sur le sol bosniaque sans que personne se précipite pour récupérer sa tête sur un plateau d’or, nous passons à autre chose, à un autre incendie d’autres viols d’autres pillages d’autres carnages jusqu’à l’aube, jusqu’à l’aube rentré au cantonnement épuisé malgré la drogue les doigts un peu gourds à cause de l’alcool assis sur mon grabat je me penche pour défaire mes bottes les lacets sont gluants de sang, les lacets et la languette, c’est dégueulasse, c’est dégueulasse mon estomac se contracte, ça y est, les dieux m’ont laissé seul, seul dans le sang et la bile, à hoqueter de dégoût de fatigue et de remords — je n’ai pas décapité Méduse la terrifiante comme le Caravage, juste un pauvre fou, un simple d’esprit, sa grosse langue noirâtre me poursuit, ses yeux surpris, son rire, le cinglé de la gare de Milan avait un peu le même regard, il me tendait la main, je l’ai refusée, tant pis pour moi, erbarme Dich, mein Gott, Herz und Auge weint vor dir, bitterlich, je pense à Léon Saltiel l’homme de Salonique, il s’est vengé lui aussi, il a torturé à mort l’homme qui l’a trahi et étranglé la femme qu’il aimait, en pleurant, il a abandonné leurs corps et s’est rendu dans un cabaret bondé écouter Roza Eskenazi chanter To Kanarini, Léon Saltiel a commandé de l’ouzo, au son des rebetika, du violon du luth de la voix excitante de Roza l’irrévérente avec son accent de Constantinople, il n’y avait plus de Grecs à Smyrne, presque plus à Istanbul, il n’y avait plus de juifs à Salonique, presque plus, Agathe était morte, ses yeux grands ouverts se voilaient doucement dans le café de Stavros, à côté du cadavre de son amant, adieu, les clients du cabaret pensent bêtement que Léon pleure à cause de la musique, bitterlich, la tête du fou musulman se décompose dans ma mémoire, à côté de celle du Baptiste, de celle des sept moines de Tibhirine, erbarme dich mein Gott, erbarme dich, car la mort et le désespoir s’étalent autour de moi comme la cervelle d’Ahmad sur le mur à Beyrouth, qui m’a tiré du canal dans la nuit de Venise, pourquoi, à quoi bon, pour aller servir les forces de l’ombre et remplir cette valise qui pèse de plus en plus, le train accélère, le train a envie d’arriver à destination, comme les chevaux d’Achille, comme les chevaux d’Achille le train me chuchote mon destin à l’oreille, tatactatoum, tatactatoum, le train me prédit que mon karma bien saignant me renverra directement au scarabée, directement au scarabée sans passer par la case singe