, qu’est-ce que venait faire Marija Mirkovic là-dedans, je ne comprenais pas où elle voulait en venir, je ne répondais rien, puis nous rentrions à pied depuis Beyoğlu jusqu’à notre hôtel devant Sainte-Sophie, elle se lovait autour de moi comme un serpent pour échapper au froid en traversant la Corne d’Or, le pont flottant remuait un peu sous les pieds et accentuait les effets du raki, j’imaginais les bateaux turcs tout contre la chaîne disproportionnée qui fermait l’accès au port de Byzance, les bombardes et le feu grégeois tirés par les Grecs affolés depuis les hauteurs, la nuit striée de flammes, une belle nuit claire, l’aube du 29 mai 1453, la diversion navale pour préparer le dernier assaut contre les murailles de la ville, à cette heure-ci les janissaires venaient de percer une brèche près de la poterne de Blacherne, l’assaut durait depuis minuit, la veille l’empereur Constantin la noblesse et les clercs avaient prié longuement à Sainte-Sophie, prié le Seigneur, qu’il ait pitié de la deuxième Rome, le Seigneur et sa Sainte Mère, Áxion estín os alethós, tous effrayés tous résolus à la fin, à la destruction à la mort ou l’esclavage, Constantin l’ultime meurt aux environs de none le jour suivant, il retire sa pourpre et descend des murailles pour se battre dans la rue, dans sa ville, il sait que tout est perdu, il ne cherche pas à fuir, il se jette au combat pour mourir, il a sur les épaules le poids de ses aïeux depuis Constantin le Grand depuis Auguste depuis les Achéens puissants et les Troyens vaincus, Priam le pousse dans le dos de son exemple, Constantin est percé au côté par une lance turque, puis par une flèche, puis par une épée et le voile noir recouvre ses yeux, il ne sait pas qu’Apollon emporte son corps loin de la furie du combat, pour le laver aux eaux douces d’Europe et le confier à l’île Blanche, au moment où les Ottomans parviennent à Sainte-Sophie l’imposante, dans les pleurs des familles réfugiées là, avec Stéphanie je regarde la basilique illuminée depuis la fenêtre de notre chambre, un pétrolier descend le Bosphore, il vient de mer Noire, il va traverser la mer de Marmara, enfiler les Dardanelles sauvages, passer au large de Kilitbahir l’imprenable, descendre vers le sud, longer Troie, doubler la Morée et mettre cap à l’ouest, plein ouest sur la plaine pélage lisse comme une pierre tombale, dans trois jours il sera en vue de Messine, détroit juste un peu plus large que le Bosphore, s’il va à Marseille ou à Barcelone, sinon il croisera devant les côtes barbaresques jusqu’à Tanger et Gibraltar, où les singes du Rocher lui feront un dernier salut avant qu’il ne se perde dans l’Atlantique frontière du monde — Stéphanie se tenait tout contre moi, je sentais le parfum de ses cheveux, les yeux dans les lumières de la Mosquée bleue et les scintillements des haubans du navire, les kamance des tavernes encore dans les oreilles, détendu par le raki et la présence tiède de la femme à mes côtés, parfois il y a des instants suspendus, entre deux moments, en l’air, dans l’éternité, une danse épaule contre épaule, le mouvement d’une main, le sillage d’un bateau, l’humanité à la poursuite du bonheur, et tout retombe, tout retombe, Stéphanie redevint sauvage, maussade, je sais pourquoi, elle voyait dans les coupoles les parfums les narghilés les violons un côté barbare, mon côté barbare, elle imaginait le raffinement meurtrier et sauvage de l’Orient, les pals, les décapitations, elle avait peur de moi quand j’appelais les violonistes, ce qui en moi lui échappait, l’autre inépuisable, et elle s’en remettait à ma mère gardienne de l’ordre occidental, à Louis-Ferdinand Céline le veule grand pourfendeur de l’altérité, elle entrevoyait comme une orientaliste romantique les influences délétères de la drogue et de la cruauté violente, je pensais au poème de Cavafy le mort-vivant, le fonctionnaire d’Alexandrie, Au soir de la chute, les villes tombent si souvent, le monde tourne si souvent, y a-t-il de la place pour les chagrins, y a-t-il de la place pour regretter Dionysos quand on n’est plus ivre, les Turcs avaient fait de Constantinople la première ville de Méditerranée, un phare, un miracle de beauté et de culture, Stéphanie était triste parce qu’elle voyait en moi le guerrier le meurtrier elle m’enfermait dans ma violence sans pardon, je sais ce qu’elle a lu, Lebihan le pelé au Wepler avait lui aussi un cadeau pour moi, il partait à la retraite content, Lebihan, inquiet mais content de pouvoir se consacrer au vélo aux huîtres et aux conversations de café, il m’a regardé gentiment, après m’avoir remercié pour le 7,65 Zastava qui le touchait particulièrement, il m’a dit Francis je vous ai sorti ces pages, lisez-les, c’est instructif, et prenez-en acte, il s’agissait de mon dossier personnel, l’enquête préliminaire, mes notations diverses, mes affectations, mes demandes de congé, mes absences, mes parents, mes amitiés politiques adolescentes, mes états de service militaires, ma vie, y compris les activités croates et bosniaques, des mots comme crimes de guerre, exactions, tortures, les noms de mes supérieurs d’alors, les parties du dossier du Tribunal pénal international sur la vallée de la Lašva qui me concernaient, ces notes dataient de bien après mon entrée en fonction, les forces de l’ombre ne se trompent pas, à surveiller, un profil psychologique me définissait récemment comme tendant vers l’alcoolisme et la dépression, à écarter des responsabilités, néanmoins j’étais crédité de fidélité, patriotisme et intégrité, peu susceptible d’être manœuvré par l’extérieur, pas intéressé par l’argent, seul loisir connu : historien amateur, c’était bien ironique, la dernière enquête datait de l’année dernière, qui l’avait diligentée, je savais bien sûr quel code j’allais découvrir en bas de la page, quelle excuse avait-elle bien pu trouver, pour une possible affectation, elle avait fait semblant de vouloir me recruter, la maligne, pour en apprendre le plus possible, la requête était paraphée par elle et portait le numéro de son service, c’était de bonne guerre, c’était de bonne guerre elle n’en pouvait plus elle voulait savoir, est-ce qu’elle allait pouvoir supporter le résultat, à Istanbul elle alternait entre la passion et le dégoût, à Paris elle découvrait qu’elle était enceinte, une dernière chance et adieu, adieu Francis le terrible, j’ai pris acte, comme disait Lebihan, j’ai vérifié que les résultats de l’enquête ne mentionnaient pas Yvan Deroy le fou, perdu dans mon adolescence, j’ai usurpé facilement son identité, liquidé mon appartement et adieu, me voilà dans un train qui approche de Rome, qui approche de la fin du monde et de Sashka la dorée, elle ne s’intéresse pas à la vérité, elle ne s’émeut pas pour l’extérieur elle est détachée, elle flotte tendrement dans la pratique de l’enluminure sacrée, désirable et inatteignable, un corps magique pour une présence sans âme, une illusion de plus, Sashka n’est jamais allée sur le Bosphore, Nikogda ja ne byl na Bosfore, Ty menja ne sprashivaj o nem, ses yeux sont si bleus qu’ils n’en ont pas besoin, elle a le Tibre les églises et le souvenir de la mer Blanche, et aujourd’hui Stéphanie travaille quelque part à Moscou, pense-t-elle à Essenine dans la ville des mille et un clochers et des mille et trois tours, adieu, j’ai une valise remplie de morts un nom d’emprunt quelques kilomètres devant moi et adieu, le calme après la vengeance, je te salue, Andrija, même au plus profond de l’Hadès, je vais te rejoindre, tout s’enfuit comme les maisons colorées des banlieues romaines, jaunies par les lampadaires tristes de décembre, les dernières lumières que voit Essenine avant de se pendre ou qu’on le pende, la cathédrale illuminée comme Sainte-Sophie face à sa chambre d’hôtel, Ja v tvoix glazax uvidel more, il n’y a rien à voir dans les yeux de Sashka, désespérants comme la mer,