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Polyxajuchee golubym ognem, je sais où je voudrais retourner, maintenant, loin de la nuit froide de Russie, je voudrais retrouver un jour tiède entre Agami et Marsa Matrouh, à quelques kilomètres d’Alexandrie, sur la plage immense, c’est le soir la Méditerranée est métallique le ciel rosi le sable doux, je regarde vers le large le phosphore pur de la mer fait cligner des yeux dans la lumière oblique, deux formes glissent hors de l’eau, elles sautent l’une derrière l’autre et étincellent, deux gerbes irisées viennent vers la côte à petits bonds, deux dauphins, deux dauphins jouent dans la mer tiède à quelques encablures du bord, je n’en ai jamais vu, je me lève, ils sont si proches qu’on voit leur rostre étinceler, ils cabriolent devant moi, il n’y a personne d’autre, alors bien sûr je cours ils semblent si réels vus au ras des vagues, j’en ai les larmes aux yeux, jamais je n’ai assisté à un spectacle pareil, un spectacle pour personne, ils caracolaient pour moi seul, dans le soir d’une côte déserte, un cadeau du hasard ou de Thétis la généreuse, je me suis jeté dans l’eau, un linceul de fraîcheur m’a recouvert, les deux formes d’argent se découpaient sur le ciel rose, le goût de sel me remplissait la bouche, j’ai nagé doucement vers eux, c’était la beauté qui m’appelait, la beauté le calme et le bonheur pur de l’harmonie du monde, je nageais vers les deux dauphins, doucement pour ne pas les effrayer, je voulais les suivre, je voulais les suivre, je les aurais suivis jusqu’à la demeure de Poséidon aux crins d’azur, c’était un beau couchant pour disparaître, un beau soir pour mourir ou vivre éternellement dans le sillage des mammifères marins, ils m’ont senti arriver, perçu mes vibrations dans les vagues, je n’étais pas digne d’eux, je n’en étais pas digne ils se sont éloignés d’une cabriole, un dernier éclair dans le soleil mourant et j’étais de nouveau seul sur la plage infinie, nous allons bientôt descendre, Yvan, mais pas dans le royaume du dieu de la mer, descendre du train, les passagers frémissent déjà, ils regardent par la vitre Rome approcher d’illuminations dans les ténèbres, je sais maintenant, Yvan, il est temps d’organiser des funérailles, un bûcher pour Francis Servain Mirkovic qui manquera à sa mère et à sa sœur, tout est plus difficile à l’âge d’homme, tout sonne plus faux, mais parfois les dieux vous offrent des éclairs de clairvoyance, des moments où l’on contemple l’univers en entier, la roue infinie des mondes, on se voit, de haut, quelques instants réellement avant de repartir propulsé vers la suite, vers la fin, propulsé vers la femme qui m’attend là, celle qui m’ouvre la porte, devant laquelle je titube de honte et d’ivrognerie, les yeux cillés, l’haleine fétide, la tête battant comme un soleil décapité, celle qui me regarde sans me voir, tant la fracture est profonde, ma poitrine profondément ouverte, celle qui ne semble pas me reconnaître, car la vie n’a que peu de poids, aussi peu que les corps qui s’y débattent, cette femme doute de moi dans les vapeurs d’alcool qu’exhalent mes vêtements, et moi, qui ai traversé la mer pour la rejoindre, qui ai traversé sans le sentir l’espace qui me séparait de Paris, moi qu’une hôtesse de la Middle East Airlines a dû sortir un instant de l’ivresse pour m’aider à monter dans l’avion, moi qu’une pichenette pousserait hors du monde, moi qui ne désire plus rien, pas même le sommeil dont je crains le réveil, pas même la femme qui ne m’attend pas et dont je voulais si fort la présence, avant de m’engloutir dans la boisson et l’envol, raide, ivre mort confié aux cieux comme un ange, endormi d’un sommeil de plomb, ronflant sans doute à trente mille pieds de haut, bien au-dessus des nuages là où la nuit est toujours claire, là où l’on peut contempler les amas stellaires et les galaxies, un 14 juillet, une nuit de fête nationale où je traverse la Zone en avion, un soir d’ambassade que j’ai quittée, comme il se doit, presque à quatre pattes tellement j’étais soûl : il fallut me conduire à l’aéroport, il fallut me conduire jusqu’à la salle d’embarquement, il fallut me réveiller pour me conduire jusqu’à l’avion, je me suis assoupi ivre mort dans l’aéroport international de la République libanaise, je le dis sans gloriole, avec une certaine honte, il fallut me réveiller ensuite à l’arrivée à l’aéroport de Roissy, je n’ai rien vu des montagnes de Chypre, des montagnes de l’Italie et de la plaine marine, je n’ai vu qu’un taxi railleur qui pensait que j’arrivais au moins de Chine ou de l’autre bout du monde, pour avoir une tête pareille, et j’arrivais du bout du monde, j’arrivais du bout du monde comme de l’enfer, qui est en moi, c’est ce que pense la femme qui m’ouvre la porte, et elle est déçue : elle est déçue, elle me regarde comme un blessé, un malade à la poitrine ouverte, le Prophète dans L’Enfer de Dante, ivre j’ai hurlé, j’y pense en la voyant, la veille, La Marseillaise, je criais qu’un sang impur et le génie de Berlioz, qui fit tout ce qu’il put pour sauver cet air militaire, Berlioz aimait la poor Ophelia comme moi je t’aime, ainsi sont les pensées des hommes encore ivres au matin, ainsi sont les fêtes d’ambassade, pleines d’alcool d’ivrognes et de patriotisme bon marché, les jardins étaient grands, beaux, il y avait du champagne, du vin, de l’anis et des uniformes, l’ambassadeur cria vive la France ! Berlioz sonna et avec lui Rouget de Lisle et j’entendais Harold en Italie, je voyais Harold, Roméo et Juliette et le petit bois romain où Hector allait tirer les corneilles au pistolet pour se désennuyer de l’Académie de France, alors que je traverse à présent la gare Tiburtina, Berlioz décrit les souffrances des fiers Troyens et les errances d’Enée, Berlioz désespérait de Rome, il préférait les montagnes des Abruzzes et les brigands qui s’y trouvaient, il fallait quelques jours de cheval pour rejoindre ces parages, je ne savais pas quoi dire à Stéphanie j’étais encore soûl je lui aurais parlé de Berlioz et de son Ophélie de ses Troyens aujourd’hui qu’est-ce que je lui dirais je lui dirais je t’ai aimée plus que tout ne m’en veux pas je lui raconterais l’histoire d’Intissar la Palestinienne sauvée par le fantôme de Marwan, c’est bien loin tout ça, Stéphanie est bien loin l’enfant que nous n’avons pas eu est bien loin dans les limbes Astyanax jeté des remparts de Troie, Hector est mort, Hector dompteur de cavales est mort et c’est déjà Rome, c’est déjà Rome, au milieu des beaux jardins de l’ambassade de France au Liban j’étais perdu, perdu entre les mondes, flottant dans l’espace sans le savoir, déjà parti vers Rome, vers l’avion manqué, les documents, les catalogues, les listes dans ma mallette, les cardinaux les laïques les secrétaires de dicastère qui m’attendent, je suis dans le même état qu’en quittant Beyrouth ou en arrivant à Paris devant celle qui m’ouvre la porte, ivre de tant de train de tant de kilomètres et de morts amoncelés sur les routes, les voies, les souvenirs de guerre, de Trieste, de Paris où Stéphanie m’ouvrait, je venais de la réveiller, je devinais ses seins sous son tee-shirt, ses jambes étaient nues, comme celles de Marianne dans l’hôtel d’Alexandrie, comme celles des Hollandaises sur les photos de Harmen Gerbens, comme celles des cadavres dans la rivière à Jasenovac, celles d’Andrija couvertes de merde, celles écartées et souillées des filles de Bosnie, celles d’Intissar sous la violence d’Ahmad des centaines de jambes nues, nous sommes déjà dans Rome ce sont les derniers mètres avant Termini, le train roule au pas sur des milliers de corps disposés les uns derrière les autres, le bois des traverses, les corps sont du bois c’est ce que disait Stangl à Treblinka, c’est ce que disait aussi mon père en Algérie, corvée de bois, corvée de traverses, du bois noble dont on fait les icônes aux rondins des bûchers funèbres, disposer en ligne les souvenirs dans une fosse pour les brûler, ainsi les cuisses de chèvre dont la fumée faisait saliver les dieux, les courbes de Stéphanie me font saliver dans le petit jour de Paris : c’est le début du siècle, du millénaire, il faut tout reconstruire et rouler, rouler avec un train épuisé tendu tremblant courbaturé qui balance d’aiguillage en aiguillage, la vengeance consommée, les morts accumulés et bien rangés, les jambes de Stéphanie étaient nues dans le petit matin parisien c’était mon tour d’arriver chez elle à l’improviste, de retour d’une mission rapide à Beyrouth, quelques jours auparavant elle m’a signifié que j’étais un monstre et qu’elle ne voulait plus me revoir, je tente ma chance, je me présente chez elle au petit matin les yeux brûlants de sommeil et d’alcool, ivre et dangereux comme Lowry à Taormine, comme Joyce à Trieste, elle me regarde, elle me regarde sans rien dire ce n’est pas la peine elle ne soupire pas elle n’a qu’à me regarder en silence et je comprends, je comprends que la porte va se refermer, que les jambes de Stéphanie vont disparaître derrière, adieu, le tombeau se referme, adieu, je n’ai rien su lui dire, rien su lui demander, c’était à moi de tendre la main, voilà nous longeons l’aqueduc romain nous pénétrons les murailles puis le cul-de-sac de la gare de Termini les voyageurs s’affolent, des animaux dérangés dans leur sommeil, ils se lèvent tous en même temps récupèrent leurs bagages rangent les livres et les journaux je sors discrètement la petite clé je libère la mallette la valise si légère et si lourde, le train longe le quai, il souffle, il prend son temps, j’attrape mon sac me voici debout dans le couloir entre mes compagnons de voyage nous allons nous séparer, chacun va poursuivre son destin, Yvan Deroy aussi je vais aller à pied jusqu’à l’hôtel la vie est neuve la vie est vivante je sais maintenant, adieu sage Sashka, je peux tenir debout tout seul, je n’ai plus besoin de cette valise, plus besoin des deniers du Vatican, je vais tout balancer dans l’eau, le bois accumulé pour le bûcher d’Hector, au dixième jour, au dixième jour j’irai à pied jusqu’au Tibre fatal tout près du pont Sixte jeter ces morts dans le cours du fleuve, qu’il les amène jusqu’à la mer, le cimetière bleu, que tous s’en aillent, les noms et les photographies seront rongés par le sel, puis évaporés ils rejoindront les nuages, et adieu, Yvan Deroy rejoindra le ciel lui aussi, le Nouveau Monde, adieu Rome trop éternelle, en avion, à l’aéroport de Fiumicino j’attendrai le dernier appel pour mon vol, les passagers, la destination, je serai assis là sur mon banc de luxe sans pouvoir bouger nulle part plus personne j’appartiens à l’entre-deux au monde des morts-vivants enfin je n’ai plus de poids plus de liens plus d’attaches je suis dans ma tente auprès des nefs creuses j’ai renoncé je suis dans l’univers des moquettes grises des écrans de télévision et ça va durer tout va durer il n’y a plus de dieux courroucés plus de guerriers près de moi se reposent les avions les mouettes j’habite la Zone où les femmes sont fardées et portent un uniforme bleu marine beau péplos de nuit étoilée il n’y a plus de désir plus d’envol plus rien un grand flottement un temps mort où mon nom se répète envahit l’air c’est le dernier appel le dernier appel pour les derniers passagers du dernier vol je ne bougerai plus de ce siège d’aéroport, je ne bougerai plus c’en est fini des voyages, des guerres, à côté de moi le type au regard franc me sourira je lui rendrai son sourire il y a des années qu’il est là suspendu lui aussi enchaîné à son banc des années il est là depuis bien avant la découverte de l’aviation il a une bonne tête, c’est un métèque, c’est un géant, un géant de Chaldée dont on dirait qu’il a porté le monde sur ses épaules, il est depuis les siècles des siècles entre deux avions, entre deux trains, alors qu’on me dépossède de mon nouveau nom en le soufflant dans les haut-parleurs, je pense aux bras de l’oiseau d’acier qui m’attendent, cent cinquante compagnons de limbes y ont déjà embarqué mais moi je m’y refuse, je suis Achille calmé le premier homme le dernier je me suis trouvé une tente elle est à moi maintenant c’est ce tapis ignifugé et ce velours rouge c’est mon nom qu’on crie mon espace je ne me lèverai pas mon voisin est avec moi c’est le prêtre d’Apollon c’est un démiurge il a vu la guerre lui aussi il a vu la guerre et l’aveuglant soleil des cous coupés, il attend tranquillement la fin du monde, si j’osais, si j’osais je me jucherais sur ses épaules comme un bambin ridicule, je lui demanderais de me faire traverser des fleuves, des fleuves au trois fois triple tour et d’autres Scamandres barrés de cadavres, je lui demanderais d’être mon dernier train, mon dernier avion ma dernière arme, la dernière étincelle de violence qui sorte de moi et je me tourne vers lui pour lui demander, pour le supplier de m’emporter il me regarde avec une compassion infinie, il me regarde, il me propose soudain une cigarette il dit l’ami une dernière clope avant la fin ? une dernière clope avant la fin du monde.