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IV

Intissar a levé le poing droit. Elle a crié, elle a pleuré, elle a rageusement essuyé ses larmes et s’est accrochée à son fusil comme à une canne.

La défaite commence par les pieds.

Elle s’insinue d’abord dans les deux bottes mêmes qui devaient conduire à la victoire, qu’on avait préparées, pendant des années, pour le dernier défilé. La défaite commence par les bottes qu’on cirait chaque matin, celles qui se déformaient, se recouvraient de poussière, celles qui cachaient du mieux qu’elles pouvaient le sang des orteils, qui écrasaient les insectes, protégeaient des serpents, résistaient aux pierres des chemins. Tout d’abord physique, comme une crampe fait boiter, la défaite est une surprise lasse, on commence à trébucher, on vacille dans la guerre sur les pieds fragiles. On ressent tout à coup ce que jamais encore on n’avait senti, les pieds ne peuvent plus courir, ils refusent de se porter à l’assaut — tout à coup paralysés, gelés malgré la chaleur ils ne veulent plus servir le corps qui les possède. Et alors le fusil, la canne froide d’Intissar, ce bâton fragile, à présent ne porte plus vers l’avant, au contraire, il s’enraye, commence à rouiller dans l’imagination du soldat ; on hésite à s’en servir de peur de le briser tout à fait et de se retrouver sans appui dans ce monde qui commence à balancer dangereusement parce que les pieds, au fond des godillots brillants, commencent à gémir leur lassitude et leur doute.

Les camarades soudain évitent de se regarder, leurs yeux ne fixent plus, ils tombent vers le sol, la tête baissée vers leurs pieds mystérieux et la sensation sourde de la défaite qui leur emplit les entrailles, par le bas, par les jambes, et alors on en voit beaucoup mourir tristement, pour rien, là où avant ils mouraient beaux et lisses et se reflétaient dans le soleil : on sait, on pressent que dorénavant tout est vain, car on ne pourra jamais traverser la montagne, jamais parvenir au sommet de cette colline si les pieds, les jambes, le ventre, le fusil succombent à la défaite qui s’infiltre partout et se substitue brutalement à la justesse de la cause, aux chants, aux hymnes, au partage des vivres et des caresses ; les blessés deviennent d’insupportables miroirs et les morts, des étrangers dont on se demande, jour après jour, défaite après défaite, ce qu’il adviendra d’eux puisque ce ne sont plus des héros, des frères, mais des victimes, des vaincus que l’histoire cachera de son mauvais côté dans cette terre frappée à présent des pieds lourds de la désertion, des bottes de l’abandon et de la peur. Tout s’enchaîne ensuite très vite : après avoir marché lentement sur le front on se retrouve à marcher silencieusement en ville, sous les yeux trahis des civils qui vous accusent de leur tristesse sauvage, ces femmes devant leurs maisons vides, ces hommes, peu de temps, trop peu de temps auparavant vous encourageaient, à présent tous se préparent à crier des hourras aux nouveaux vainqueurs en regardant par terre l’ombre féroce des avions faire leur travail de deuil et achever la défaite.

Cette nuit, Marwan est mort, les bottes aux pieds, aux environs de l’aéroport. Il devait sentir le parfum de la mer en mourant. La chaleur est insupportable. Il paraît qu’Arafat négocie. A Hamra, l’agitation est à son comble. On ne comprend rien à rien. Ceux qui devaient se battre ne se battent plus. La gauche libanaise défend encore Beyrouth-Ouest. Marwan est mort. S’il était mort avant-hier, ou en mai, Intissar se serait effondrée. Mais aujourd’hui elle a des boulets aux pieds, vaincue par la chaleur, la soif et les bombes. La ville est suspendue en l’air, personne ne sait de quel côté elle va tomber.

Ce matin au quartier général c’était l’effervescence immobile. Les avions ont détruit tout un ensemble d’immeubles à Chiah.

C’est injuste et on n’y peut rien. Le poids des godillots russes est tel qu’Intissar est comme collée au sol.

Elle joue à armer et désarmer son fusil en pensant à Marwan. Le mécanisme bien graissé rassure, il fonctionne toujours à merveille. Un peu plus de midi. A l’aube Beyrouth ne sentait pas le thym mais les ordures qui brûlent. Hier aussi. Elle a dormi dans une cage d’escalier. Abou Nasser l’a réveillée doucement vers six heures du matin. Il a dit : Marwan est tombé.

Maintenant c’est le martyr Marwan. On va imprimer des affiches avec sa photo et les coller sur les murs de la ville. S’il y a encore une ville. S’il y a encore de quoi imprimer des affiches. S’ils ont encore le temps. Si le temps existe encore.