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Habib et les autres se sont mis à jouer aux cartes, sans grand entrain. Le poids de la défaite.

La plupart des combattants sont des nomades. Quelques-uns sont des rescapés de Jordanie, installés à Beyrouth à la fin 1970 ; d’autres ont participé aux opérations dans le Sud ; d’autres enfin ont rejoint les rangs de l’OLP après 1975. Tous nomades, qu’ils soient enfants des camps, réfugiés de 1948 ou de 1967, que la guerre a surpris loin de chez eux et qui n’ont jamais pu y retourner. Abou Nasser a franchi à pied la frontière libanaise. Il n’est jamais rentré en Galilée. Marwan non plus. Intissar est née au Liban, en 1951 ; ses parents originaires de Haïfa étaient déjà installés à Beyrouth avant la création d’Israël. Souvent, en observant les vieilles voies de chemin de fer à Mar Mikhaïl, elle pense qu’autrefois les trains descendaient doucement la côte jusqu’à la Palestine, en passant par Saïda, Tyr et Acre ; aujourd’hui l’espace s’est tellement réduit autour d’elle qu’il lui est même impossible d’aller à Forn el-Chebbak ou à Jounieh. Les seuls qui peuvent parcourir la région sans difficultés, ce sont les avions israéliens. Même la mer nous est interdite. La marine israélienne patrouille et tire des missiles. Habib et les chabâb sont des enfants des camps, fils de réfugiés de 1948. Palestiniens de l’extérieur. Palestiniens. Qui a ressuscité ce terme biblique, et quand ? Les Anglais sans doute. Sous les Ottomans il n’y avait pas de Palestine. Il y avait le vilayet de Jérusalem, le département de Haïfa ou de Safed. Les Palestiniens existaient à peine depuis trente ans que déjà ils perdaient leur territoire et envoyaient un million de réfugiés sur les routes. Marwan était un militant depuis qu’il avait l’âge de parler. Marwan pensait sincèrement que seule la guerre pouvait rendre la Palestine aux Palestiniens. Ou du moins quelque chose aux Palestiniens. L’injustice était intolérable. Marwan était un admirateur de Leïla Khaled et des membres du FPLP qui détournaient des avions et enlevaient des diplomates. Intissar pensait qu’il fallait se défendre. Qu’on ne pouvait pas se laisser massacrer par des fascistes, puis des F16 et des chars sans réagir.

Maintenant Marwan est mort, son corps noircit sous le soleil à Beyrouth près de l’aéroport, à cent kilomètres à peine du lieu de sa naissance.

Ahmad. La présence d’Ahmad aux côtés de Marwan trouble Intissar. Ahmad le cruel. Ahmad le lâche. Que faisaient-ils ensemble ? Depuis l’incident ils étaient uniquement unis par une cause commune et une haine froide. Pourtant la première fois qu’elle a vu Ahmad quelque chose en elle a tremblé. C’était sur la ligne de front, un an plus tôt, alors que quelques combattants revenaient du Sud. Ahmad était presque porté en triomphe. Il était beau, auréolé de victoire. Un groupe de fedayins s’était introduit dans la zone de sécurité, avait affronté une unité de l’armée israélienne et détruit un véhicule. Même Marwan était admiratif de leur courage. Intissar avait serré la main d’Ahmad et l’avait félicité. Les hommes changent. Les armes les transforment. Les armes et l’illusion qu’elles procurent. Le faux pouvoir qu’elles donnent. Ce qu’on pense pouvoir obtenir grâce à elles.

A quoi peut bien servir à présent la kalachnikov allongée sur ses cuisses comme un nouveau-né ? Que va-t-elle obtenir avec son fusil, trois oliviers et quatre pierres ? Un kilo d’oranges de Jaffa ? La vengeance. Elle va obtenir la paix de l’âme. Venger l’homme qu’elle aime. Puis la défaite sera consommée, la ville s’effondrera dans la mer, et tout disparaîtra.

V

crève-la-faim sublimes ces Palestiniens aux pesantes galoches quelle histoire je me demande si elle est vraie Intissar joli prénom je l’imagine belle et forte, je suis plus chanceux qu’elle, je suis allé en Palestine, en Israël, à Jérusalem j’ai vu des pèlerins paralysés des manchots des unijambistes des culs-de-jatte des curieux des bigots des touristes des mystiques des illuminés des borgnes des aveugles des prêtres des popes des pasteurs des moines des nonnes tous les habits toutes les congrégations des Grecs des Arméniens des Latins des Irlandais des melkites des syriaques des Ethiopiens des Allemands des Russes et quand il n’était pas trop occupé à se battre pour des queues de cerise tout ce beau monde pleurait la mort du Christ sur la croix les juifs pleuraient leur temple les musulmans leurs martyrs tombés la veille et toutes ces lamentations montaient dans le ciel de Jérusalem étincelant d’or au couchant, les cloches accompagnaient les muezzins à toute volée les sirènes des ambulances couvraient les cloches les militaires hautains criaient bo, bo aux suspects et armaient leurs fusils d’assaut un doigt sur le pontet prêts à faire feu sur des gamins de dix ans s’il le fallait, la peur étrangement était dans leur camp, les soldats israéliens suaient la trouille, aux barrages il y avait toujours un sniper prêt à loger une balle dans la tête des terroristes, planqué derrière des sacs de sable un appelé de vingt ans passait sa journée à tenir en joue des Palestiniens, leurs visages dans son réticule : les Israéliens savent que quelque chose va arriver un jour ou l’autre, le tout c’est de deviner où, qui et quand, les Israéliens attendent la catastrophe et elle finit toujours par venir, un bus, un restaurant, un café, Nathan disait que c’était l’aspect le plus décourageant de leur travail, Nathan Strasberg le chargé de “relations extérieures” du Mossad me faisait visiter Jérusalem et me gavait de falafels, ne croyez pas les Libanais ou les Syriens, disait-il, les meilleurs falafels sont israéliens, Nathan était né à Tel-Aviv dans les années 1950 ses parents rescapés de Łódz vivaient encore, c’est tout ce que je savais de lui, c’était un bon officier le Mossad est un excellent service, ne jamais perdre de vue ses objectifs, la coopération avec eux était toujours cordiale, parfois efficace — avec des dizaines de sources palestiniennes, libanaises, américaines ils étaient les meilleurs sur le terrorisme islamique international, sur les activités syriennes irakiennes ou iraniennes, ils surveillaient les trafics d’armes, de drogue, tout ce qui pouvait financer de près ou de loin des agences ou des partis arabes, jusqu’à la politique américaine et européenne, c’était le jeu, ils collaboraient volontiers avec nous sur certains dossiers tout en cherchant à nous contrer sur d’autres — le Liban notamment, où ils considéraient que tout appui politique au Hezbollah était un danger pour Israël, le Hezbollah était pour eux difficilement pénétrable, rien à voir avec les Palestiniens divisés et âpres au gain : les sources sur le Hezbollah étaient fragiles peu fiables très chères et toujours susceptibles d’être manipulées en amont, bien sûr avec Nathan nous n’en parlions jamais, il me montrait Jérusalem trois fois sainte avec un réel plaisir, dans la vieille ville on entendait parler des dizaines de langues du yiddish à l’arabe sans compter les langues liturgiques et dialectes contemporains des touristes ou des pèlerins venus du monde entier, la Ville sainte savait reproduire toutes les joies et tous les conflits, ainsi que nombre de cuisines d’odeurs de goûts du bortch et des kreplach d’Europe de l’Est à la bastourma et au soujouk ottomans dans un mélange de ferveur religieuse d’effervescence commerciale de lumières somptueuses de chants de cris et de haine où l’histoire de l’Europe et du monde musulman semblait déboucher malgré elle, Hérode Rome les califes les croisés Saladin Soliman le Magnifique les Britanniques Israël les Palestiniens s’affrontaient là se disputaient la place dans les murailles étroites que nous observions se couvrir de pourpre au couchant, devant un verre avec Nathan à l’hôtel King David, le somptueux palace qui lui aussi semblait au cœur du monde : célèbre pour l’attentat des terroristes sionistes de l’Irgoun qui avait tué cent personnes en 1946, l’hôtel avait aussi accueilli des exilés, d’infortunés monarques délogés de leurs trônes par un conflit ou l’autre, Hailé Sélassié pieux empereur d’Ethiopie chassé par les Italiens en 1936 ou Alphonse XIII d’Espagne le désastreux mis en fuite par la République en 1931 et qui finit ses jours au Grand Hôtel de la piazza Esedra à Rome, Alphonse XIII occupa quelques semaines une suite au cinquième étage du King David à Jérusalem où il avait vue sur les jardins et la vieille ville, je me demande à quoi pensait le souverain ibère quand il contemplait le paysage, au Christ sans doute, à la monarchie espagnole qu’il voyait s’éteindre dans un dernier reflet doré sur le Dôme du Rocher et qu’il espérait voir revivre : on raconte d’Alphonse XIII qu’il collectionnait les pantoufles, il en avait des dizaines, simples, brodées ou luxueuses et toutes ces laines ces fourrures ces molletons autour de ses pieds étaient sa vraie demeure dans l’exil, à Jérusalem Alphonse XIII acheta des sandales qu’il portait encore lorsqu’il expira dans son palace romain sans avoir revu Madrid, condamné aux hôtels internationaux ces châteaux de pauvres — au bar du King David joyau britannique je sirote mon bourbon en compagnie de Nathan sans savoir que Jérusalem allait bientôt s’embraser, nous parlions de la fin du conflit israélo-palestinien en ignorant que la violence reprendrait très bientôt sur ce mont du Temple qu’on devinait dans le lointain, c’est là que commence ma collecte, à Jérusalem en discutant avec Nathan dans le crépuscule mordoré, l’homme du Mossad complice malgré lui me donne quelques renseignements, les premiers, à propos de Harmen Gerbens le Batave alcoolique du Caire, par gentillesse, sans m’interroger sur mon intérêt pour cette affaire vieille de quarante ans, enclin à me faire plaisir, tout comme il m’offrait des falafels dans la vieille ville et des whiskies au King David il m’apprit que Harmen Gerbens n’avait bien entendu jamais travaillé pour Israël, pourtant son nom apparaissait au détour d’un vieux dossier sur l’expédition de Suez que Nathan avait obtenu du Shin Beth, débarrassé des considérations militaires toujours embarrassantes quatre décades plus tard — pourquoi cet intérêt pour le vieil Hollandais, pour les “étrangers” raflés en Egypte en 1956 et 1967, pour la prison de Qanâter, peut-être était-ce l’effet de Jérusalem, une volonté de pénitence ou de chemin de croix, sait-on toujours ce que les dieux nous réservent ce que nous nous réservons à nous-mêmes, le projet que nous formulons, de Jérusalem à Rome, d’une ville éternelle à l’autre, l’apôtre qui renia par trois fois son ami dans l’aube blafarde d’une nuit d’orage m’a peut-être guidé la main, qui sait, il y a tant de coïncidences, de chemins qui se recroisent dans la grande fractale marine où je patauge sans le savoir depuis des lustres, depuis mes ancêtres mes aïeux mes parents moi mes morts et ma culpabilité, Alphonse XIII chassé de chez lui par l’histoire et la collectivité, l’individu contre la foule, les pantoufles du monarque contre sa couronne, son corps face à la fonction de son corps : être à la fois un individu dans un train traversant l’Italie et porteur d’un triste morceau du passé dans une mallette en matière plastique tout à fait commune où s’inscrit le destin de centaines d’hommes morts ou sur le point de disparaître, travailler comme gratte-papier homme de l’ombre mouchard informateur après avoir été enfant puis étudiant puis soldat pour une cause qui m’apparaissait juste et qui l’était sans doute, être un brin de la bobine que la déesse file en avançant sur une voie rectiligne parmi des voyageurs chacun dans leur corps poussés vers le même terminus s’ils ne descendent pas en route, à Bologne ou à Florence, pour croiser un de ces fous qui hantent les quais des gares en annonçant la fin du monde : mon voisin a branché son walkman, j’entends des sons sans pouvoir distinguer réellement ce qu’il écoute, je perçois un rythme aigu qui se superpose à celui des rails, Sashka non plus ne peut pas vivre sans musique, des disques à foison des airs hébreux russes des mélodies anciennes ou modernes quand je l’ai rencontrée la nuit était bien sombre, un regard est plus solide que l’amarre d’un navire dit un proverbe dalmate on est tiré vers le large — dans les ruelles de Rome peintes de lierre, parfumées par la pluie, touchées elles aussi par la maladie de l’histoire et de la mort comme Jérusalem Alexandrie Alger ou Venise, je m’accroche au mensonge et au bras de Sashka, je feins d’oublier Paris le boulevard Mortier la violence et les guerres comme, enfant, un rai de lumière passait toujours sous la porte pour me rassurer, les conversations lointaines des adultes me berçaient d’un tumulte indistinct me poussant peu à peu dans le monde des rêves, Sashka est le corps proche d’un être lointain, entourés que nous sommes par tous ces fantômes mes morts et les siens auxquels nous résistons en nous tenant les épaules près du triste Tibre grand charrieur d’ordures, c’est fait, j’ai laissé Paris mon studio de fonctionnaire mes livres mes souvenirs mes habitudes mes déjeuners chez mes parents j’ai rempli quantité de sacs tout balancé ou presque pris une dernière cuite accidentelle dans le quartier enfilé la peau d’Yvan Deroy et adieu, en route pour la fin du monde et la nouvelle vie, tous flottent derrière la vitre dans la plaine noircie, Nathan Strasberg, Harmen Gerbens et les fantômes de la valise, les tortionnaires d’Algérie, les bourreaux de Trieste, toute cette écume sur la mer, une mousse blanche un peu nauséabonde produit de la décomposition d’une foule de cadavres, il a fallu de la patience pour la ramasser, de la patience, du temps, des intrigues, des pistes, ne pas perdre le fil, compulser des milliers d’archives, acheter des sources, les convaincre en suivant les règles de la collecte du renseignement apprises tant bien que mal au fil des années, traiter les informations, les compiler, les organiser en fichier facilement consultable, par noms, dates, lieux, et ainsi de suite, récits personnels récits de vie dignes de la meilleure administration communiste et paranoïaque, des archives comme il y en a des millions des fiches des traces — c’est peut-être à La Haye que j’ai commencé, en 1998 avant Jérusalem je prends quelques jours de congé pour me rendre au Tribunal pénal international où se tenait le procès du général Blaškic, commandant à Vitez du HVO l’armée des Croates de Bosnie, dans son box au début de l’audience Tihomir Blaškic me reconnaît et me fait un signe de tête, devenu général de brigade il fait face à vingt chefs d’inculpation, parmi lesquels six infractions aux conventions de Genève, onze violations des lois et coutumes de guerre et trois crimes contre l’humanité, commis dans le contexte de “violations graves du droit international humanitaire contre des musulmans de Bosnie” entre mai 1992 et janvier 1994, j’ai quitté la Bosnie le 25 février 1993, j’y étais arrivé en provenance de Croatie en avril 1992, et après un séjour de quelques mois sur le front près de Mostar j’ai rejoint Tihomir Blaškic et la Bosnie centrale, son quartier général se trouvait depuis novembre 1992 à l’hôtel Vitez, c’était un officier efficace et respecté, j’ai eu de la peine quand je l’ai vu au milieu de ce cirque multilingue et administratif du TPI où une grande partie du temps se perdait en discussions de procédures, en incompréhensions des arguties du procureur américain, en centaines de témoins d’heures d’atrocités dont je savais pertinemment qui les avait commises, je revoyais les lieux, les flammes, les combats, les expéditions punitives jusqu’à mon départ après la mort d’Andrija : au fond je n’étais tenu à rien, je dépendais théoriquement de l’armée croate mais nous étions censés avoir démissionné en partant en Bosnie pour ne pas embarrasser officiellement la Cro