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e qui lui aussi semblait au cœur du monde : célèbre pour l’attentat des terroristes sionistes de l’Irgoun qui avait tué cent personnes en 1946, l’hôtel avait aussi accueilli des exilés, d’infortunés monarques délogés de leurs trônes par un conflit ou l’autre, Hailé Sélassié pieux empereur d’Ethiopie chassé par les Italiens en 1936 ou Alphonse XIII d’Espagne le désastreux mis en fuite par la République en 1931 et qui finit ses jours au Grand Hôtel de la piazza Esedra à Rome, Alphonse XIII occupa quelques semaines une suite au cinquième étage du King David à Jérusalem où il avait vue sur les jardins et la vieille ville, je me demande à quoi pensait le souverain ibère quand il contemplait le paysage, au Christ sans doute, à la monarchie espagnole qu’il voyait s’éteindre dans un dernier reflet doré sur le Dôme du Rocher et qu’il espérait voir revivre : on raconte d’Alphonse XIII qu’il collectionnait les pantoufles, il en avait des dizaines, simples, brodées ou luxueuses et toutes ces laines ces fourrures ces molletons autour de ses pieds étaient sa vraie demeure dans l’exil, à Jérusalem Alphonse XIII acheta des sandales qu’il portait encore lorsqu’il expira dans son palace romain sans avoir revu Madrid, condamné aux hôtels internationaux ces châteaux de pauvres — au bar du King David joyau britannique je sirote mon bourbon en compagnie de Nathan sans savoir que Jérusalem allait bientôt s’embraser, nous parlions de la fin du conflit israélo-palestinien en ignorant que la violence reprendrait très bientôt sur ce mont du Temple qu’on devinait dans le lointain, c’est là que commence ma collecte, à Jérusalem en discutant avec Nathan dans le crépuscule mordoré, l’homme du Mossad complice malgré lui me donne quelques renseignements, les premiers, à propos de Harmen Gerbens le Batave alcoolique du Caire, par gentillesse, sans m’interroger sur mon intérêt pour cette affaire vieille de quarante ans, enclin à me faire plaisir, tout comme il m’offrait des falafels dans la vieille ville et des whiskies au King David il m’apprit que Harmen Gerbens n’avait bien entendu jamais travaillé pour Israël, pourtant son nom apparaissait au détour d’un vieux dossier sur l’expédition de Suez que Nathan avait obtenu du Shin Beth, débarrassé des considérations militaires toujours embarrassantes quatre décades plus tard — pourquoi cet intérêt pour le vieil Hollandais, pour les “étrangers” raflés en Egypte en 1956 et 1967, pour la prison de Qanâter, peut-être était-ce l’effet de Jérusalem, une volonté de pénitence ou de chemin de croix, sait-on toujours ce que les dieux nous réservent ce que nous nous réservons à nous-mêmes, le projet que nous formulons, de Jérusalem à Rome, d’une ville éternelle à l’autre, l’apôtre qui renia par trois fois son ami dans l’aube blafarde d’une nuit d’orage m’a peut-être guidé la main, qui sait, il y a tant de coïncidences, de chemins qui se recroisent dans la grande fractale marine où je patauge sans le savoir depuis des lustres, depuis mes ancêtres mes aïeux mes parents moi mes morts et ma culpabilité, Alphonse XIII chassé de chez lui par l’histoire et la collectivité, l’individu contre la foule, les pantoufles du monarque contre sa couronne, son corps face à la fonction de son corps : être à la fois un individu dans un train traversant l’Italie et porteur d’un triste morceau du passé dans une mallette en matière plastique tout à fait commune où s’inscrit le destin de centaines d’hommes morts ou sur le point de disparaître, travailler comme gratte-papier homme de l’ombre mouchard informateur après avoir été enfant puis étudiant puis soldat pour une cause qui m’apparaissait juste et qui l’était sans doute, être un brin de la bobine que la déesse file en avançant sur une voie rectiligne parmi des voyageurs chacun dans leur corps poussés vers le même terminus s’ils ne descendent pas en route, à Bologne ou à Florence, pour croiser un de ces fous qui hantent les quais des gares en annonçant la fin du monde : mon voisin a branché son walkman, j’entends des sons sans pouvoir distinguer réellement ce qu’il écoute, je perçois un rythme aigu qui se superpose à celui des rails, Sashka non plus ne peut pas vivre sans musique, des disques à foison des airs hébreux russes des mélodies anciennes ou modernes quand je l’ai rencontrée la nuit était bien sombre, un regard est plus solide que l’amarre d’un navire dit un proverbe dalmate on est tiré vers le large — dans les ruelles de Rome peintes de lierre, parfumées par la pluie, touchées elles aussi par la maladie de l’histoire et de la mort comme Jérusalem Alexandrie Alger ou Venise, je m’accroche au mensonge et au bras de Sashka, je feins d’oublier Paris le boulevard Mortier la violence et les guerres comme, enfant, un rai de lumière passait toujours sous la porte pour me rassurer, les conversations lointaines des adultes me berçaient d’un tumulte indistinct me poussant peu à peu dans le monde des rêves, Sashka est le corps proche d’un être lointain, entourés que nous sommes par tous ces fantômes mes morts et les siens auxquels nous résistons en nous tenant les épaules près du triste Tibre grand charrieur d’ordures, c’est fait, j’ai laissé Paris mon studio de fonctionnaire mes livres mes souvenirs mes habitudes mes déjeuners chez mes parents j’ai rempli quantité de sacs tout balancé ou presque pris une dernière cuite accidentelle dans le quartier enfilé la peau d’Yvan Deroy et adieu, en route pour la fin du monde et la nouvelle vie, tous flottent derrière la vitre dans la plaine noircie, Nathan Strasberg, Harmen Gerbens et les fantômes de la valise, les tortionnaires d’Algérie, les bourreaux de Trieste, toute cette écume sur la mer, une mousse blanche un peu nauséabonde produit de la décomposition d’une foule de cadavres, il a fallu de la patience pour la ramasser, de la patience, du temps, des intrigues, des pistes, ne pas perdre le fil, compulser des milliers d’archives, acheter des sources, les convaincre en suivant les règles de la collecte du renseignement apprises tant bien que mal au fil des années, traiter les informations, les compiler, les organiser en fichier facilement consultable, par noms, dates, lieux, et ainsi de suite, récits personnels récits de vie dignes de la meilleure administration communiste et paranoïaque, des archives comme il y en a des millions des fiches des traces — c’est peut-être à La Haye que j’ai commencé, en 1998 avant Jérusalem je prends quelques jours de congé pour me rendre au Tribunal pénal international où se tenait le procès du général Blaškic, commandant à Vitez du HVO l’armée des Croates de Bosnie, dans son box au début de l’audience Tihomir Blaškic me reconnaît et me fait un signe de tête, devenu général de brigade il fait face à vingt chefs d’inculpation, parmi lesquels six infractions aux conventions de Genève, onze violations des lois et coutumes de guerre et trois crimes contre l’humanité, commis dans le contexte de “violations graves du droit international humanitaire contre des musulmans de Bosnie” entre mai 1992 et janvier 1994, j’ai quitté la Bosnie le 25 février 1993, j’y étais arrivé en provenance de Croatie en avril 1992, et après un séjour de quelques mois sur le front près de Mostar j’ai rejoint Tihomir Blaškic et la Bosnie centrale, son quartier général se trouvait depuis novembre 1992 à l’hôtel Vitez, c’était un officier efficace et respecté, j’ai eu de la peine quand je l’ai vu au milieu de ce cirque multilingue et administratif du TPI où une grande partie du temps se perdait en discussions de procédures, en incompréhensions des arguties du procureur américain, en centaines de témoins d’heures d’atrocités dont je savais pertinemment qui les avait commises, je revoyais les lieux, les flammes, les combats, les expéditions punitives jusqu’à mon départ après la mort d’Andrija : au fond je n’étais tenu à rien, je dépendais théoriquement de l’armée croate mais nous étions censés avoir démissionné en partant en Bosnie pour ne pas embarrasser officiellement la Croatie, je suis allé voir le capitaine puis le commandant j’ai dit