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je m’en vais je n’en peux plus on m’a répondu mais on a besoin de toi j’ai dit considérez que je suis tombé au combat Blaškic m’a regardé d’une drôle de façon et m’a demandé ça va ? j’ai répondu on fait aller, puis il a donné l’ordre de me signer ma feuille de route et je suis reparti, j’ai traversé les lignes pour repasser à Mostar puis à Split d’où je suis arrivé à Zagreb, je me suis installé dans une pension minable j’ai acheté des baskets trop petites je m’en souviens je n’avais que des rangers, je ne savais pas où aller, je me rappelle avoir téléphoné à Marianne en pleurant comme un bébé je ne sais même plus si j’étais soûl, je me sentais coupable d’abandonner les camarades, coupable de ce que j’avais contribué à détruire, à tuer, je rêvais des heures et des heures en boucle sans réellement dormir, je rêvais de cérémonies funèbres où Andrija me reprochait d’avoir abandonné son corps je marchais des kilomètres dans les montagnes pour le retrouver pour le déposer sur un haut bûcher de bois et le brûler, son visage se dessinait alors dans la fumée qui montait au cœur du ciel de printemps — tout cela me revenait d’un coup en voyant Blaškic dans son box à La Haye entre les avocats les interprètes les procureurs les témoins les journalistes les curieux les militaires de la Forpronu qui analysaient les cartes pour les juges commentaient la possible provenance des obus d’après la taille du cratère déterminaient la portée de l’engin d’après le calibre ce qui donnait lieu à autant de contre-expertises le tout traduit en trois langues enregistré transcrit mécanographié à quatre mille kilomètres de l’hôtel Vitez et de la Lašva aux eaux bleutées, il fallait tout expliquer depuis le début, des historiens témoignaient du passé de la Bosnie, de la Croatie et de la Serbie depuis l’ère néolithique en montrant comment s’était formée la Yougoslavie, puis des géographes commentaient des statistiques démographiques, des recensements, des plans cadastraux, des politologues expliquaient les différentes forces politiques en présence dans les années 1990, c’était magnifique, autant de savoir de sagesse de connaissances au service de la justice, les observateurs internationaux prenaient alors tout leur sens, ils témoignaient des horreurs de la boucherie avec un réel professionnalisme, les débats étaient courtois, pour un peu je me serais proposé comme témoin, mais ni l’accusation ni la défense n’avaient intérêt à me faire comparaître et mes nouvelles occupations m’imposaient la discrétion, j’ai longtemps pensé à ce que j’aurais dit si l’on m’avait interrogé, comment aurais-je expliqué l’inexplicable, sans doute m’aurait-il fallu remonter moi aussi à la nuit des temps, à l’homme préhistorique effrayé qui peint dans sa caverne pour se rassurer, à Pâris s’emparant d’Hélène, à la mort d’Hector, au sac de Troie, à Enée parvenu aux rivages du Latium, aux Romains qui enlèvent les Sabines, à la situation militaire des Croates de Bosnie centrale début 1993, à l’usine d’armement de Vitez, aux tribunaux de Nuremberg et de Tokyo qui sont le père et la mère de celui de La Haye — Blaškic dans son box est un homme seul pour répondre de tous nos crimes, selon ce principe de responsabilité pénale individuelle qui le lie à l’histoire, c’est un corps dans un fauteuil avec un casque sur les oreilles, il est jugé à la place de tous ceux qui ont tenu une arme, il sera condamné à quarante-cinq ans de prison puis à neuf ans en appel et aujourd’hui il doit profiter de sa préretraite du côté de Kiseljak, pas très loin des villages où gisent les corps carbonisés des civils dont on lui reprochait la mort, ces gens qui attendent encore une justice qui ne viendra jamais, à La Haye très hollandaise il y avait un tel défilé d’ex-Yougoslaves que c’était un casse-tête d’organiser les comparutions sans que tout ce petit monde se croise dans les avions, les trains ou les voitures avant de se retrouver tous ensemble dans les luxueuses cellules du bâtiment de détention ou les antichambres des salles d’audience, le pays disparu était reconstitué une dernière fois par la justice internationale, des Serbes des Croates des Bosniaques de tout poil des Monténégrins se tombaient dans les bras ou faisaient semblant de ne pas se reconnaître, ils étaient là pour parler de leur guerre pour déballer leur linge sale à des juges qui bien sûr ne pouvaient être ni serbes ni croates ni bosniaques ni monténégrins ni même slovènes macédoniens ou albanais, seuls leurs défenseurs l’étaient, et cette communauté internationale qui les jugeait indirectement regardait d’un œil lointain tous ces barbares aux noms imprononçables, les centaines de milliers de pages des procédures devenaient un océan navrant, une marée de justice où pataugeaient les victimes venues témoigner, les déplacés les torturés les tabassés les violées les dépouillées les veuves pleuraient le plus souvent à huis clos dans une salle aux volets baissés et leurs récits ne sortaient pas des cages vitrées des interprètes, consignés en anglais ou en français pour la postérité dans les comptes rendus d’audience, sans que les juges entendent les accents les dialectes les expressions de leurs voix qui traçaient une vraie carte de la douleur — tous reprenaient ensuite l’avion avec un goût de bile dans la bouche pour retourner fréquenter leurs ennemis leurs bourreaux ou leurs souvenirs sans que ni leur haine ni leur amour ni leur loyauté ni leur souffrance ait servi à rien, personnages dans la Grande Procédure organisée par les juristes internationaux plongés dans les précédents et la jurisprudence de l’horreur chargés de mettre de l’ordre dans le droit du meurtre, savoir à quel moment une balle dans la tête était légitime
de jure et à quel moment elle constituait une grave infraction au droit et coutumes de guerre, en se référant sans cesse aux arrêts Nuremberg, Jérusalem, Rwanda, précédents historiques reconnus comme tels par le statut du tribunal, retraçant le droit international coutumier dans l’interprétation des conventions de Genève, truffant leurs attendus d’expressions latines fleuries et bienvenues, appliqués, oui, tous ces gens étaient très appliqués à distinguer les différentes modalités des crimes contre l’humanité avant de dire messieurs je pense que nous allons suspendre pour déjeuner ou en raison de travaux dans la salle 2 la Chambre demande aux parties de reporter les auditions prévues cet après-midi à une date ultérieure, disons dans deux mois, le temps de la justice est comme celui de l’Eglise, on travaille pour l’éternité, au moins toutes ces palabres offraient une distraction aux prévenus, ils écoutaient pendant de longs mois l’histoire de leur pays et de leur guerre, intéressés comme par un bon film, ou peut-être ennuyés par son côté répétitif, je suis resté trois jours à La Haye je me demandais si quelqu’un allait me reconnaître et crier police ! Police ! en me voyant mais non — mon nom devait pourtant apparaître quelque part dans un rapport d’enquête, enfoui avec d’autres, couché noir sur blanc parmi les morts et les survivants de notre brigade, avec peut-être en vis-à-vis la liste de nos victimes civiles, volontaires ou accidentelles, pour aussi accidentel que puisse être un obus de mortier lorsqu’il enfouit une famille sous les décombres, j’ai l’impression de flotter tout d’un coup, le train passe des aiguillages successifs et danse, les lumières de la campagne virevoltent autour de nous dans un ballet aléatoire qui me donne un haut-le-cœur ou est-ce le souvenir de la guerre, j’ai profité du passage à La Haye pour aller jusqu’à Groningue, voir les maisons multicolores au bord du canal qui entoure le centre-ville, la grand-place avec une magnifique tour, la mer et les îles toutes proches, l’Allemagne à quelques kilomètres à l’est, une ville moyenne et tranquille au passé glorieux, j’ai déambulé au hasard dans les rues du centre avant de trouver un très bel hôtel près du canal dans un bâtiment du XVII