e au nom évocateur d’auberge du Corps de Garde, tel quel, en français, ce qui m’inclinait à penser qu’on y parlait cette langue, la première chose que je fis après m’être installé fut de me jeter sur l’annuaire, il y avait deux Gerbens, initiales A.J. et initiale T., l’un habitait un peu en dehors de la ville, et l’autre près de la vénérable faculté au sud du centre d’après le plan, si Harmen Gerbens le vieillard cairote avait eu deux filles elles s’étaient sans doute mariées et avaient pris le nom de leurs époux, la réceptionniste du Corps- de-Garde était sympathique mais soupçonneuse, que voulais-je à ces Gerbens, je lui demandai si le nom était courant elle me répondit que non, pas vraiment, je me résolus à lui expliquer l’histoire, j’avais rencontré au Caire un vieillard de Groningue du nom de Harmen Gerbens qui m’avait chargé de saluer sa famille, pieux mensonge le vieil ivrogne aurait plutôt craché par terre, elle eut tout d’un coup l’air émue et se décida à m’aider, à décrocher le téléphone et à demander à ma place si le premier Gerbens de l’annuaire connaissait un Harmen résidant au Caire, je ne comprenais goutte à la conversation mais la jeune femme me souriait et hochait la tête tout en parlant, avant de mettre sa main sur le combiné et de m’expliquer — il s’agit de son neveu, il a effectivement un oncle appelé Harmen qui est parti en Egypte après la guerre, elle en était tout excitée, demandez-lui si je peux le rencontrer, s’il vous plaît, elle a repris le téléphone et sa conversation néerlandaise — ce premier Gerbens de l’annuaire était médecin et recevait dans l’après-midi, j’ai pris rendez-vous pour seize heures et je suis allé manger des harengs dans un restaurant passable au bord de l’eau, par chance le temps était clair, une pâle lumière d’automne et une brise marine parfumaient le paysage, quelles questions allais-je poser à ce toubib, qu’est-ce qui m’attirait dans l’histoire de Harmen, dans la part d’ombre que je croyais y deviner, la tête pleine de souvenirs de guerre rallumés par La Haye, poursuivi par le visage impénétrable de Blaškic sur le banc des accusés, les héros, les combattants, les morts, les faits d’armes, c’est le temps que je tue en marchant le long du canal, quelques péniches à quai me rappellent que d’ici on peut rejoindre le Rhin puis le Rhône déboucher en Méditerranée et atteindre Alexandrie, les commerçants vénitiens rapportaient de Hollande des fourrures qu’ils échangeaient contre des épices et des brocarts, d’après mon guide illustré Groningue fut une ville commerçante et prospère où l’on importait du tabac des colonies, l’heure approche, l’agréable réceptionniste m’a indiqué comment rejoindre le cabinet du neveu : à seize heures sonnantes je suis face à un homme d’une cinquantaine d’années dans une blouse blanche, il sait l’anglais, il est courtois, plutôt surpris d’entendre parler d’un parent qu’il n’a jamais rencontré, je le croyais mort, dit-il, si je me souviens bien ma tante a raconté qu’il était mort, elle est décédée il y a quelques années, mes cousines sont mariées et vivent à Amsterdam — mon père n’est plus de ce monde, emporté par le tabac et l’alcool, que je sache depuis la guerre il n’a jamais été très proche de son frère, ils n’étaient pas dans le même camp, vous voyez, mon père était résistant et mon oncle, hum, not so much, je crois qu’ils se sont fâchés, à la Libération mon oncle a été contraint de fuir pour éviter la peine de mort, il s’est évadé de la prison militaire peu de temps avant son exécution, qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter une telle peine ? demandé-je, je ne sais pas, bafouille le médecin, je n’en sais rien, il avait été nazi je suppose, j’avoue que je n’ai jamais trop cherché à savoir, vous comprenez, mes parents n’en parlaient jamais, c’est étrange de penser qu’il est encore en vie, là-bas en Egypte, c’est tout aussi étrange que les Britanniques ne l’aient pas arrêté à son arrivée en 1947, j’ai remercié le médecin et je suis ressorti en imaginant les deux filles de Gerbens, elles filles de traître et lui fils de héros, peut-être tous deux assassins mais pour des causes différentes, les deux enfants de Harmen le nazi cairote portaient sans doute la marque de l’absence d’un père honni de la patrie qu’elles n’avaient jamais cherché à revoir, tout comme elles n’avaient pas revu la famille de leur père, avaient changé de ville, de nom par le mariage et laissé à leur descendance ce creux dans sa généalogie, en rentrant en Hollande la femme de Gerbens avait dû déclarer mort le mari resté en Egypte, et l’avait condamné à crever seul et loin dans l’exil de Garden City et de l’alcool qui était une de ses nombreuses prisons, sans doute la plus solide avec son passé, Harmen Gerbens le vieux nazi enfermé à de si nombreuses reprises, en Hollande, à Qanâter, chez lui à Garden City dans la metaxa et le cognac égyptien, condamné à s’observer crever en se souvenant peut-être de la tête de mort sur son col SS, qui n’avait pas cessé de l’accompagner tout du long de son existence comme un tatouage invisible — se souvenait-il de ceux qu’il avait chargés dans des trains en direction de l’est, des femmes qu’il avait violées au camp de Westerbork, jusqu’où allait sa mémoire, Harmen Gerbens prenait sa place dans la liste de la valise — je suis retourné à l’hôtel du Corps-de-Garde, il a commencé à pleuvoir, j’ai remercié chaudement la réceptionniste, je lui ai dit mission accomplie et elle m’a souri en me tendant la clé de ma chambre, et ce soir au Plazza quand l’inconnu viendra prendre possession de la mallette et me remettre mon fric je boirai un verre à la santé de la réceptionniste et du médecin de Groningue, des filles de Gerbens, de Nathan Strasberg le juif de Łódz qui me traduisait à Jérusalem l’annexe au rapport du Shin Beth, il trouvait assez ironique que l’intervention israélienne ait eu pour effet d’envoyer en prison au Caire un ancien nazi, ça lui faisait une récréation, Nathan constituait des listes lui aussi, des listes interminables de cibles, d’hommes à abattre, de personnel palestinien hostile aux accords d’Oslo, FPLP, FDLP, Hamas, Jihad islamique, le nouveau “front du refus” constituait pour le Mossad un risque majeur, et Nathan regroupait des renseignements sur leurs agissements, sans savoir que très bientôt après le déclenchement de la deuxième Intifada il allait falloir assassiner la plupart de ces gens, selon la jolie doctrine du meurtre préventif à coups de missiles air-sol sur Gaza ou de tanks Merkava dans les ruelles des camps de Cisjordanie, Nathan était un peu gras très souriant et plein d’humour je me demande où il se trouve aujourd’hui, un peu plus près de la fin du monde, alors que le train traverse le Pô sans presque ralentir, une usine glisse dans des néons blancs derrière des murs de briques, une haute structure, des poutres métalliques éclairées çà et là de fanaux rouges comme un bateau — à Venise Ghassan Antoun travaillait au port de Marghera dans une pétrochimie toute semblable, un immense amas de tuyaux et de réservoirs illuminé lui aussi la nuit par des lampes rouges qui surgissaient du brouillard, il rentrait chez lui au petit jour en bus, par le pont dit “de la Liberté” qui unit Venise à la terre ferme et commémore la fin de la domination autrichienne, Ghassan répandait toujours un parfum bizarre, comme de cacahouète ou de maïs grillé, il avait beau se laver cette étrange odeur de chimie ne le quittait jamais, elle ne faisait que s’amoindrir au gré de sa distance avec l’usine, sans jamais disparaître tout à fait : le travail de nuit lui volait son corps sans le lui rendre complètement, contaminé par les effluves familiers et inquiétants, comme un soldat en campagne sent la sueur et la graisse, je l’ai rencontré à l’aube dans un bar où le petit jour me libérait d’une insomnie déambulatoire, nous rentrions tous deux comme des vampires fourbus et gelés, lui avec un anorak sur son bleu de travail moi mon éternel bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils, il me rappela immédiatement Andrija le Slavon, allez savoir pourquoi, il n’y avait rien de semblable dans leurs traits, à part peut-être une inadéquation du corps à son costume, Andrija toujours mal fagoté l’uniforme ne lui allait jamais, ou trop grand ou trop petit, ses treillis étaient tachés et son barda pendouillait bizarrement il avait toujours l’air gêné, encombré par le sac, les munitions, les armes et Ghassan dans son bleu engoncé sous l’anorak avait la même démarche gauche qui allait de pair avec son éternel sourire et la petite moustache dont il était si fier, Andrija tué en Bosnie centrale près de Vitez se réincarnait dans l’aube humide et froide d’un café de Venise, un café prolétaire au bord de la lagune à quelques encablures du cimetière insulaire de San Michele si romantique — Stravinski, Diaghilev, Ezra Pound le vieux fou — que je n’avais pas encore cru bon de le visiter, Andrija dont l’absence se cherchait sans doute un remplaçant, un substitut dans le grand ennui solitaire de la Sérénissime : Ghassan habitait à deux pas dans un appartement humide et sombre qu’il partageait avec son cousin chef de rang dans un palace riva degli Schiavoni, ce matin-là nous prîmes un café côte à côte sans échanger un mot, c’est du moins ce dont je crois me souvenir, peut-être nos innombrables petits-déjeuners à l’aube au cours des mois qui suivirent se superposent-ils à cette première rencontre, je ne sais plus à quel moment exactement j’adressai pour la première fois la parole à Ghassan, je ne crois pas que notre amitié ait été immédiate, comme on dit, dans l’éclairage jauni de la gare de Piacenza et l’air conditionné du train qui m’empêche de sentir son odeur d’usine, l’amitié ou la camaraderie demande du temps, des expériences, et si en amour le rapprochement des corps donne l’illusion de la connaissance profonde de l’autre, comme les effluves des combattants, leur sueur et leur sang celle de l’intimité, Ghassan et moi nous sommes observés longtemps sans rien partager, malgré (ou peut-être à cause de) la similitude de nos récits personnels, les étranges points communs immédiatement devinés, l’empathie et la ressemblance, réelle ou imaginaire, avec Andrija et sa moustache, de la même façon que dans ce train surchauffé je n’adresse pas la parole à mon voisin, malgré les points de contact qui pourraient rejoindre nos existences et dont ce trajet immobile est un exemple, que va-t-il retrouver, où va-t-il descendre, Bologne, Florence ou Rome, il a l’air de s’ennuyer ferme, son