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Pronto à la main, il regarde lui aussi par la fenêtre Piacenza s’éteindre et la zone industrielle lancer ses feux intermittents, que nous cache la nuit de cette campagne plate et fertile à la frontière de l’Emilie, rayée par le train — Ghassan aura bientôt quarante ans, s’il est toujours en vie malgré la récente avalanche de cadavres à Beyrouth : est-il devenu un des gardes du corps d’Elie Hobeika ou d’un obscur sous-chef chrétien, a-t-il fini par reprendre les armes qu’il avait abandonnées en 1991, fuyant l’arrivée du Grand Frère syrien dans son morceau de montagne, qui sait, j’ai quitté Ghassan en quittant Venise, et par la suite, à Trieste ou lors de mes passages à Beyrouth pour affaires comme on dit, je n’ai pas cherché à le revoir, il m’avait pourtant expliqué où demeurait sa famille, au beau milieu de la colline d’Achrafiyyé qui domine le côté est de la ville, il m’avait expliqué que depuis le toit de son immeuble on pouvait apercevoir la mer, bien plus bleue qu’à Venise, bien plus marine que cette lagune interminablement plate : la Méditerranée orientale aux couleurs marquées par les saisons comme un arbre, du gris au turquoise, sous le ciel immense du Liban que les montagnes rendent encore plus vaste en le limitant, dans les reflets des cimes, Ghassan disparu comme Andrija, finalement évanoui à son tour et peut-être l’âge aidant n’ai-je pas cherché à le remplacer, à combler le vide laissé par la fin de cette amitié froide qui débuta dans un bar à l’aube face à l’île de San Michele le cimetière flottant de Venise avec son carré pour les étrangers, nous nous voyions chaque matin ou presque au petit jour, Ghassan sortait de son usine de fertilisants ou de Dieu sait quels résidus nauséabonds et moi de mes errances nocturnes, une façon d’échapper à celle qui m’avait rejoint à Venise et que je ne voulais plus voir, je crois, à moins que ce ne soit le contraire, elle refusait obstinément de coucher avec moi en alléguant que Venise la rendait neurasthénique, ce qui était sans doute vrai, elle avait toujours froid, elle mangeait peu, mais aujourd’hui je découvre qu’elle était mon reflet, que c’était moi le neurasthénique, très vraisemblablement, immobile à Venise comme maintenant dans ce train, en voie de guérison, d’oubli, des deux ans de guerre perdus à courir la Croatie et la Bosnie, j’avais souhaité que Marianne me rejoigne mais je préférais la solitude et la compagnie de Ghassan, de Nayef et des autres, nous nous croisions peu, elle dormait la nuit, elle, et moi le jour, épuisé par l’insomnie — il y avait peut-être là les conséquences de deux ans d’amphétamines, de deux années de culte du corps, de deux années de peur de crever dans la boue, la gueule de bois gigantesque de deux années de balles d’obus d’alcool et de drogue c’était un miracle croyais-je que Marianne m’ait attendu, qu’elle vienne me rejoindre à Venise qui n’était pas un choix romantique mais une façon de disparaître, une île hors du temps et hors de l’espace, une tombe pour moi et pour Andrija qui pourrissait dans mon souvenir comme il se décomposait dans la terre, le week-end avec Ghassan nous nous soûlions — souvent il me racontait des histoires de la guerre civile au Liban, sa guerre à lui, il était du côté des Forces libanaises, bien sûr, du côté du drapeau et du crucifix qui ressemblait tant à nous autres Croates, il avait eu seize ans à la chute de Beyrouth-Ouest, en 1982, quand Intissar et les combattants palestiniens quittent le Liban, Ghassan avait cru la guerre terminée, il s’était enrôlé quelques mois plus tard quand le massacre avait repris, inspiré par ses aînés qui lui racontaient les glorieuses années 1970, quand l’autre camp était gauchiste, chevelu et arborait un insigne de Mercedes à l’envers en guise d’écusson, l’ennemi fut par la suite druze, puis syrien, puis chrétien lors du dernier grand affrontement qui mit la montagne à feu et à sang pour rien, la ville brûlait, racontait-il, les bombardements étaient plus intenses que jamais, les Forces libanaises de Geagea se battaient contre le général Aoun, dans ce mélange d’orgueil, de pouvoir et d’argent qui résumait si bien son pays : il aurait pu se battre contre Marwan, Ahmad et Intissar, peut-être même contre Rafaël Kahla l’auteur du récit, qui sait, chaque fois que je suis allé à Beyrouth j’ai repensé aux histoires de Ghassan, et les nouveaux contacts de mon nouveau métier me racontaient de nouvelles histoires de guerre et d’espionnage,
le Liban est un kiosque au bord de la mer, disait Kamal Joumblatt, et tout est à vendre, tout est à vendre, surtout les renseignements et la vie des indésirables, Kamal le père de Walid Joumblatt prince des druzes le plus drôle le plus rusé le plus cruel des seigneurs de guerre libanais, reclus dans son palais de Mukhtara pour échapper aux bombes syriennes et aux voitures piégées, Walid le boucher des chrétiens du Chouf est un homme plein d’esprit, cultivé et richissime, ses guerriers étaient les plus durs, les plus audacieux, les plus fous, les plus sanguinaires, ils faisaient enrager leur leader parce qu’ils étaient incapables de marcher au pas, mais ils n’avaient pas leur pareil pour laisser deux cents morts sur une place de village en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et dans ce pays minuscule où tout se sait où tout se passe en famille on raconte sur le seigneur Walid les histoires les plus invraisemblables, qui font sourire et frémir à la fois, comme le Liban tout entier, patrie du grand rire et du grand frisson : un soir il invita à dîner un cousin et son épouse Nora, là-haut dans sa montagne, et à la fin du repas, alors que le couple était sur le point de s’en aller, Walid, sans même se lever de table dit-on, signifia à son parent qu’il pouvait repartir mais que sa femme, elle, restait et qu’il y avait alors deux issues possibles, soit elle était immédiatement divorcée, soit elle devenait veuve, cette Hélène de Phénicie, toujours la passion pour la femme des autres, fréquente chez les rois du Liban comme chez ceux d’ailleurs, témoin Ghazi Kanaan le colonel syrien qui utilisait toute la terreur du pouvoir de Damas non seulement pour s’enrichir, mais aussi pour coucher avec les dames bien mises de la haute société libanaise, et on raconte — des Rois, des Guerriers — qu’il était capable d’appeler un ministre au milieu de la nuit et de lui demander d’envoyer sur-le-champ sa compagne, qu’elle vienne le sucer, lui le responsable des forces syriennes, son revolver sur la tempe : les ogres veulent tout, prennent tout, mangent tout, le pouvoir, l’argent, les armes et les femelles, dans l’ordre, et ces histoires de monstres me rappelaient mes propres ogres, serbes, croates, qui avaient su déchaîner toute leur rage et assouvir toute leur soif d’humanité mythique, de violence et de désir, ces récits faisaient les délices de l’homme de la rue, des petits, des humbles, heureux de voir les puissants s’humilier à leur tour devant plus puissant qu’eux, perdre leur honneur leur femme comme eux avaient perdu leur maison leurs enfants ou leurs jambes dans un bombardement, ce qui après tout semblait moins grave que le déshonneur et l’humiliation, la défaite du puissant est retentissante, belle et bruyante, un héros fait toujours du bruit lorsqu’il s’effondre, cent kilos de muscles frappent le sol dans un grand coup mat, l’auditoire est debout pour voir charrier Hector, voir sa tête chanceler et le sang gicler, l’ogre vaincu par plus ogre encore : Ghassan ne pouvait s’empêcher d’être fasciné par ces héros, les Joumblatt, Kanaan ou Geagea, admiratif de leurs faits d’armes et de leurs frasques qu’il racontait comme de bonnes blagues, en se tapant sur les cuisses, en souriant d’une oreille à l’autre, devant un