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spritz ou un Campari soda sur une de ces places vénitiennes qui pourtant paraissaient à l’opposé de toute violence, à l’envers du monde, un morceau d’histoire flottant sur la lagune immobile, un des centres de la Méditerranée politique et économique coupé de l’actualité et rongé par les touristes comme par la vermine et les mousses, doucement mais sûrement, l’armée des sans-grade a pris la ville, ils déambulent entre les palais morts, envahissent les somptueuses églises, heureux de contempler de près le cadavre du géant, la coquille vide de l’escargot desséché — avec Ghassan nous étions absolument insensibles à toutes les beautés de Venise, lui l’émigré, le travailleur, moi le dépressif sans doute qui n’appréciait de la Sérénissime que le silence des rues désertes envahies par la nuit et le brouillard, désorienté, incapable de faire un pas vers la terre ferme, il fallut que Marianne me quitte un beau matin sur le ponte delle Guglie pour que je me réveille, nous revenons ivres d’une nuit de palabres, Ghassan et moi, il doit être six ou sept heures du matin, je n’ai presque pas vu Marianne les deux ou trois jours précédents, elle dans la clarté et moi dans la nuit et voilà qu’elle apparaît sur le pont, dans l’aube grise, en pyjama sous son manteau, les cheveux détachés pâle les yeux cernés, et lorsque je m’approche d’elle inquiet elle me décoche un coup de pied rageur en plein dans les couilles qui me plie en deux me suffoque et elle disparaît, elle s’en va sous les yeux ébahis de Ghassan qui n’ose même pas rire pendant quelques minutes, pétrifié alors que je me tiens le bas-ventre la tête contre le parapet sans comprendre ce qui vient de se produire sans réaliser que mes testicules endoloris sonnent le réveil, que ce shoot inattendu de Marianne me propulse hors de Venise, je ne la reverrai plus, elle a pris le premier train, elle est partie, et moi aussi, secoué d’un coup par son désespoir dont la douleur me fait prendre conscience, au point du jour, Ghassan médusé voit Marianne s’éloigner sans y croire, que faisait-elle dehors à cette heure à moitié habillée je suppose qu’elle me cherchait, elle me cherchait pour m’apprendre qu’elle s’en allait, que c’était fini, elle n’a rien pu dire elle m’a envoyé sa chaussure dans les parties j’en ai eu mal jusqu’aux oreilles, les yeux pleins de larmes, j’ai pris acte : j’ai pris acte, je me suis réveillé, secoué, tiré de l’ivresse et de l’attente, j’ai fait mes valises dans l’ombre du parfum disparu de Marianne, Achille le guerrier orgueilleux rassemble ses dépouilles, ses belles cnémides et ses armes de bronze dans ses nefs creuses, j’ai dit au revoir à Ghassan tout en sachant que je ne le reverrais sans doute pas et trois jours plus tard, plus de six mois après mon arrivée, je prenais un train presque comme celui-ci en direction du nord en passant par Milan : il y a des points géographiques dont on se rend compte, une fois le chemin parcouru, qu’ils ont été des carrefours, des nœuds peut-être, des déviations, des passages obligés sans qu’on puisse deviner — les trains et leur marche aveugle vous y conduisent toujours — qu’ils détiennent une part importante du trajet, qu’ils le définissent autant qu’ils le contiennent, modestes, ces gares où l’on transite sans même en sortir, ce qu’est pour moi la gare de Milan, ville en fait inconnue mais où, à chaque changement d’existence, j’ai transité pour monter dans un nouveau train, de Paris à Zagreb, de Venise à Paris et aujourd’hui de Paris à Rome pour aller livrer — comme toute marchandise, des pizzas, des fleurs — des secrets vieux de cinquante ans et d’autres plus récents à des prélats tremblotants, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, j’ai fixé la somme à trois cent mille dollars, pensant que l’ironie n’échapperait pas aux hommes d’Eglise, trente deniers, ils n’ont soufflé mot, ont acquiescé sans piper, sans oser marchander avec le pécheur le prix de la trahison, Rome reste Rome, quel que soit son maître, je me retourne sur mon siège et je ferme les yeux, Milan, à chaque pli de la vie, sans jamais vraiment m’y arrêter : je n’ai jamais vu le Dôme, ni la Cène de Vinci, ni la galerie Victor-Emmanuel, ni l’emplacement du gibet où l’on exposa Mussolini mort pendu par les chevilles comme un vulgaire cochon, rendant à son visage porcin l’hommage qu’on lui devait, ce visage au front immense qui orne aujourd’hui tant d’objets fantaisistes dans tous les marchés d’Italie, tee-shirts tabliers de cuisine jeux de cartes canifs au manche ciselé allumettes de collection flasques à alcool ou ballons de football, l’économie du fascisme semble bien se porter et j’ai vu tout récemment, après un rendez-vous au Vatican, de l’autre côté du fleuve, place du Peuple, une cérémonie mussolinienne en bonne et due forme, pour je ne sais quelles élections législatives ou pas, les nouveaux fascistes étaient là avec les anciens fascistes, chemises brunes, noires, chansons drapeaux bras levés aigles déployées inscriptions latines cris dans les micros portevoix autoritaires violence voitures tournant pneus hurlant autour de la place et j’ai immédiatement pensé à la Croatie bien sûr mais surtout à la fin de la RSI de Salò rongée petit à petit par les partisans exterminés pourtant en masse de Bolzano à Mauthausen, qu’on envoyait en train au-delà du Brenner crever en terre tudesque, quand les SS ne se chargeaient pas eux-mêmes de les achever à coups de matraque dans les cellules de la Risiera à Trieste — les trains transportent les soldats et les déportés, les bourreaux et les victimes, les armes et les munitions et pour le moment dans la noirceur du paysage que je devine au gré des mouvements du wagon derrière mes yeux fermés, du désert d’usines ciel de lucioles d’apocalypse dans la poussière de l’immense zone industrielle qui cache, à l’ouest, les contreforts du Piémont, bercé par les souvenirs aussi bien que par les rails, j’ai quitté Venise comme Marianne m’a quitté et je me suis endormi, je me suis endormi dans un train Intercity qui allait à Milan pour me ramener à Paris, tout se mêle tout s’embrouille je rajeunis dans mon sommeil troublé par le souvenir de Marianne je revois ses sous-vêtements toujours blancs parfois dentelés ses formes lourdes aux hanches et aux seins la simplicité de son sourire sa générosité un peu naïve ou la naïveté que l’on attribue aujourd’hui à la générosité, l’abîme entre nous creusé avec la pelle militaire de mon départ en Croatie, la première nuit à Alexandrie qui revient toujours avec l’éclat d’un phare, dans cette chambre face à la Méditerranée il pleuvait, un lampadaire jaune illuminait les traits de pluie c’était la seule lumière elle se déshabillait dans le noir, elle était en vacances avec ses parents au Club Méditerranée du Caire et s’était offert une excursion à Alexandrie en solitaire, à l’aventure, je l’ai rencontrée par hasard dans le train qui va du Caire à Alexandrie, dans un luxueux wagon de première classe extraordinairement lent, vrai cliché de la paresse orientale, et au fil du delta du Nil, si vert, je lorgnais la transparence blanche de sa chemise en coton, déjà, plus porté par la concupiscence que par un réel intérêt pour son âme, attiré par ses courbes de Vénus préhistorique, cherchant dans les formes tendres un refuge, comme un enfant suce son pouce, un biberon maternel dans ses mamelles dont je n’arrivais pas à décrocher le regard, nous habitions le même quartier à Paris, allions à la même boulangerie, et bien que nous ne nous fussions jamais vus cette coïncidence prenait, dans un train égyptien cahotant à quatre mille kilomètres de la rue de la Convention, des allures de signe divin et déclenchait la complicité, l’amitié immédiate de ceux que l’étranger pousse l’un vers l’autre, les enfermant dans la proximité grâce au cercle d’inconnu et d’altérité qui les entoure : elle était en vacances, et moi aussi, je cherchais dans la fuite adolescente un sens à ma vie que je crus trouver dans les seins imposants de Marianne, dans ses sous-vêtements blancs cette illusion, ce cadeau d’Aphrodite la dissimulatrice qui cachent au désir lui-même l’identité de la chair qu’ils recouvrent, sa banalité, une fausse transparence un jeu de cache-cache et endormi rêvassant au large de ce que j’imagine être Piacenza je la revois une fois de plus se dévêtir au creux de la pénombre humide, je la quitte elle me quitte sur un magistral coup de pied dans les couilles, dans ces organes cause de notre rencontre, la boucle était bouclée, mes testicules origine de ma passion finissaient par recevoir leur dû, par s’écraser sous la chaussure de Marianne jusqu’à remonter se cacher au fond de ma gorge, elle avait châtié les responsables de la méprise première et nous reprîmes chacun un train différent un train bien plus rapide que celui qui gambadait dans la campagne égyptienne entre ces vaches maigres et velues appelées