II
je me laisse prendre par la cadence plate des banlieues de la ville au nom de soldat espagnol et de rapace, les faubourgs d’une ville du Nord comme il y en a tant, des immeubles pour entasser les prolétaires, les immigrés des années 1960, verticalité concentrationnaire, au rythme paradoxal des traverses — je suis à Venise dans ce minuscule appartement humide où il n’y avait de lumière que dans la cuisine le sol était en pente, on dormait avec les pieds en l’air ce qui paraît-il est bon pour la circulation, c’était à l’entrée du Ghetto en face de la boulangerie avant la grande synagogue où j’entendais des psaumes et des chants par moments, parfois le nom du quartier faisait peur, le Vieux Ghetto, surtout la nuit lorsque tout était désert et silencieux, quand soufflait la bora vent glacial qui paraissait venir tout droit d’Ukraine après avoir gelé les Tchèques les Hongrois et les Autrichiens, dans mon Vieux Ghetto impossible de ne pas penser à Łódz à Cracovie à Salonique et à d’autres ghettos dont il ne reste rien, impossible de ne pas être poursuivi par l’hiver 1942, les trains vers Treblinka, Bełżec et Sobibór, en 1993 quelques mois après ma guerre à moi et cinquante ans exactement après l’extermination, dans le Ghetto vénitien noyé de brouillard et de froid j’imaginais la machine de mort allemande sans savoir qu’un de ses derniers rouages avait tourné tout près, à quelques kilomètres de là, mais si je repense maintenant à Venise dans la torpeur ferroviaire c’est surtout pour celle qui m’y avait rejoint, le corps qu’elle me refusait si souvent m’obligeait à de longues marches nocturnes parfois jusqu’à l’aube, avec mon bonnet noir, je passais place des Deux-Maures, je saluais saint Christophe sur le pinacle de la Madonna dell’Orto, je me perdais entre les quelques immeubles modernes qu’il y a là-haut comme si on les avait posés à dessein dans des recoins pour les cacher, comme s’ils n’étaient pas assez dissimulés par la lagune, et combien de fois combien me suis-je retrouvé à prendre un café au point du jour avec des pilotes et des machinistes de vaporetti pour qui je n’existais pas, car les Vénitiens ont cette faculté atavique d’ignorer tout ce qui n’est pas eux, de ne pas voir, de faire disparaître l’étranger, et ce mépris souverain, cette bizarre noblesse surannée de l’assisté se permettant d’ignorer absolument la main qui le nourrit n’était pas désagréable, au contraire, c’était une grande franchise et une grande liberté, loin de la sympathie commerciale qui a envahi le monde entier, le monde entier sauf Venise où l’on continue à vous ignorer et à vous mépriser comme si l’on n’avait pas besoin de vous, comme si le restaurateur n’avait pas besoin de clients, riche qu’il est de sa ville tout entière et sûr, certain, que d’autres commensaux moins chafouins viendront bientôt encombrer ses tables, quoi qu’il advienne, et cela lui donne une supériorité redoutable sur le visiteur, la supériorité du vautour sur la charogne, toujours le voyageur finira plumé, dépecé avec ou sans sourire, à quoi bon lui mentir, même le boulanger en face de chez moi admettait, sans ciller, que son pain n’était pas très bon et ses pâtisseries hors de prix, ce boulanger m’a vu tous les jours tous les jours pendant des mois sans jamais me sourire sa force c’était sa certitude de ma disparition, un jour j’allais quitter Venise et la lagune, fût-ce après un, deux, trois, dix ans lui il appartenait à l’île et pas moi, et il me le rappelait chaque matin, ce qui était salutaire, aucune illusion à se faire je ne fréquentais que des étrangers, des Slaves, des Palestiniens, des Libanais, Ghassan, Nayef, Khalil et même un Syrien de Damas qui tenait un bar où se retrouvaient les étudiants et les exilés, c’était un ancien marin qui avait déserté au cours d’une escale, un type plutôt rugueux que jamais on n’aurait associé à aucune mer ni à aucun bateau, il avait une bonne tête de terrien avec de très grandes oreilles assez velues dans mon souvenir, il était très pieux, il priait, jeûnait et ne buvait jamais l’alcool qu’il servait à ses clients, sa faiblesse c’était les filles, les putes surtout, ce qu’il justifiait en disant que le Prophète avait eu cent femmes, qu’il aimait les femmes et que c’était somme toute un beau péché que la fornication, moi à Venise je ne forniquais pas beaucoup, l’hiver était interminable, humide et froid, peu propice à la fornication en fait, je me souviens que la première nuit dans le Ghetto je n’avais pas de couverture et je gelais tellement que je m’étais enroulé dans un tapis d’Orient plein de poussière, tout habillé, avec mes chaussures parce que la carpette, rigide, faisait comme un tube et ne couvrait pas les pieds, j’ai lu des histoires de bateaux fantômes de William Hogdson avant de m’endormir comme un fakir raté ou un marin prêt à être rendu à la mer cousu dans son hamac, bien loin de l’érotisme que certains prêtent à Venise, un type enroulé comme un cigare poussiéreux et râpé, sur son propre lit, avec ses pompes et un bonnet, pourquoi est-ce que le chauffage ne marchait pas, je suis incapable de m’en souvenir en tout cas dans ce wagon maintenant il doit faire vingt-cinq degrés, j’ai enlevé mon pull au même moment que mon voisin d’en face, il a une tête de rappeur new-yorkais blanc, il lit