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gamous, au milieu des pigeonniers et des paysans dont l’araire et la houe n’ont pas changé depuis Ramsès, un train de plus, à Venise je m’étais mis à lire, à lire passionnément, à me décrocher du monde pour m’enfoncer dans les pages, alors qu’en deux ans de guerre je n’avais pas eu un livre en main pas même une Bible dans l’apathie vénitienne je me gavais de romans d’aventures, de romans maritimes, d’histoires de corsaires de pirates de batailles navales tout ce que les touristes francophones abandonnaient dans les hôtels de la lagune et qui finissait chez le petit bouquiniste derrière le campo Santa Margarita, des polars, des romans d’espionnage, des romans historiques et à part mes expéditions nocturnes et mes conversations avec Ghassan je passais le plus clair de mon temps allongé dans le canapé à lire, Marianne était obsédée par la guerre, plus que moi peut-être, elle voulait savoir, m’interrogeait sans cesse, lisait des traités sur l’ex-Yougoslavie, elle avait même entrepris d’apprendre le croate ce qui me mettait hors de moi, j’ignore pourquoi, son accent, sa prononciation m’irritait, j’avais besoin de silence, j’avais besoin de son corps et de silence, la seule personne avec qui j’arrivais à parler de la guerre était Ghassan : indirectement, petit à petit, en commentant les qualités de tel fusil, de tel lance-roquettes nous en sommes venus, comme des amants se fabriquent peu à peu une intimité, à échanger des anecdotes, des récits de guerre et à comparer nos vies de soldats, elles n’avaient rien à voir — Ghassan beau guerrier, lunettes de soleil, treillis neuf, M16 à la main, trônait à un barrage ou traînait à la plage à Jounieh avec ses camarades, les affrontements étaient violents et rapides, la guerre durait depuis dix ans et était bien rodée, comme il disait, la seule bataille réelle à laquelle il participa fut contre l’armée libanaise en février 1990 dans le Metn et à Nahr el-Kalb, sanglante boucherie finale, d’une colline à l’autre l’artillerie massacrait les civils en fuite, les combattants se jetaient les uns contre les autres dans une mêlée furieuse : Ghassan me raconta comment il avait tué son propre cousin, caporal dans l’armée, d’une grenade lancée sur sa Jeep qui transportait des munitions, les trois occupants s’étaient envolés dans une gerbe de chair, de métal et de feu, là-bas personne ne sait que c’est moi qui ai lancé cette grenade, disait Ghassan, comment veux-tu que je parle à ma tante normalement après ça, il se souvenait d’avoir dévalé des collines en hurlant pour se donner du courage, d’avoir pissé sur le canon d’une mitrailleuse pour la refroidir, sans succès, d’avoir mis hors de combat un blindé avec un LAW à deux cents mètres et d’avoir vu le commandant du char réussir à s’extirper de la carcasse pour se consumer comme une vieille semelle noircie pliée en deux sur le canon, d’avoir pleuré des heures sans rémission (il le racontait en riant) après la mort d’un cheval, fauché accidentellement par une rafale, et surtout, surtout il racontait comment il avait été blessé, comment il s’était cru mort, découpé tout à coup par des dizaines d’éclats après l’explosion d’un obus, il avait vu sa veste de treillis s’ouvrir, se boursoufler d’impacts de mitraille, il était soudain couvert de sang percé de la cheville à l’épaule par des morsures innombrables, une matière infecte et visqueuse lui recouvrait tout le côté droit, Ghassan s’était effondré dans des spasmes de douleur et de panique, persuadé que c’était la fin, l’obus était tombé à quelques mètres à peine, les médecins lui ont retiré du corps huit dents étrangères et dix-sept fragments d’os incrustés dans sa chair, débris du pauvre type devant lui volatilisé par l’explosion et transformé en grenade humaine, morceaux de crâne fumant propulsés dans un panache de sang, dont le seul éclat métallique était une prémolaire en or, Ghassan s’en était bien sorti, il en avait encore des frissons dans le dos et des haut-le-cœur de dégoût, disait-il,
rien que d’y penser j’en ai la chair de poule, je ne savais pas s’il fallait rire ou me lamenter de cette histoire, Ghassan transformé en tombeau vivant accueillant les reliques du martyr enchâssées directement dans sa peau, l’union des guerriers réalisée par la magie des explosifs, le récit de Ghassan n’était pas un cas unique, pour aussi inouï qu’il paraisse, en Syrie Larrey chirurgien de la Grande Armée raconte avoir retiré du ventre d’un soldat un débris d’os planté droit comme un couteau,