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aigu comme une baïonnette, horrifiés nous crûmes un moment, raconte-t-il, que les canons de la place avaient été chargés d’ossements, avant d’apprendre de la bouche même du blessé que ce fragment provenait du cadavre desséché d’un chameau, dispersé par un boulet — Marcel Maréchal le violoncelliste raconte aussi, dans ses Mémoires de la guerre de 14, qu’une montre à gousset de Besançon, une médaille de baptême et deux doigts (index et majeur, encore attachés l’un à l’autre) atterrirent sur ses genoux après l’explosion d’une torpille dans le remblai, et qu’il ne savait pas ce qui l’avait le plus attristé, si c’était la chair ou les deux objets, infiniment plus humains, au milieu de la boucherie, que de simples phalanges sanguinolentes — Ghassan avait encore sous la peau, dans le cou principalement, de minuscules fragments d’os invisibles ou presque aux rayons X et qui, on ne sait pourquoi, des années plus tard, se manifestaient de temps en temps sous la forme de kystes et de durillons qu’il devait alors faire opérer, ce qui l’ennuyait le plus c’était de devoir raconter, expliquer au médecin pourquoi son corps vomissait des osselets comme d’autres les éclats de verre d’un pare-brise : pauvres corps des guerriers, j’avais eu de la chance, à part quelques éraflures, brûlures superficielles et une entorse je m’en étais bien tiré, ma chair ne me rappelait pas la guerre à longueur de temps, j’ai deux petites cicatrices mais elles sont dans le dos et à l’arrière de l’épaule, je ne les vois jamais, il me faudrait deux miroirs pour les détailler à loisir — Sashka les caresse du doigt, je le sais, quand je suis allongé sur le ventre, elle ne m’a jamais demandé d’où elles provenaient, contrairement à Marianne et Stéphanie qui m’interrogeaient si souvent, l’histoire des blessures de Ghassan me rappelait mes romans de marine, sur les navires les blessés étaient farcis d’éclats de bois, du plat-bord, des poulies, des agrès, de la mâture, les boulets ou la mitraille hachaient le pont en projetant des milliers d’échardes, autant d’aiguilles sauvages qui lardaient l’équipage, comme celles qui atterrirent dans la main gauche et le thorax de l’arquebusier Miguel de Cervantès Saavedra à Lépante le 7 octobre 1571, à bord de la galère Marquise, placée en réserve à l’arrière-garde du dispositif chrétien et qui fut engagée aux environs de midi pour contrer l’attaque audacieuse d’Uluch Pacha le brave, il cherchait à tourner le centre tenu par dom Juan d’Autriche le commandant de la Sainte Ligue qui s’était levé de bonne humeur ce jour-là dit-on, à l’aube vers six heures du matin, un beau matin d’automne, et ce bien que la saison soit déjà avancée, dans la puanteur infâme de la galère où vivaient plus de trois cents personnes entassées les unes sur les autres, dom Juan d’Autriche avait revêtu son plastron et son armure lorsque, vers sept heures du matin, les premiers vaisseaux turcs furent aperçus, à portée dans deux heures plus ou moins, ce qui laissait au jeune bâtard de vingt-cinq ans le temps d’organiser son camp, la journée sera longue, l’embouchure du golfe de Patras étincelle plein est dans le soleil levant, elle est devenue un piège mortel où sont enfermées les 208 galères turques et les 120 vaisseaux légers qui les accompagnent, portant 50 000 marins et 27 000 soldats, des janissaires, des spahis, des volontaires, dans douze heures 30 000 cadavres soit plus de 1 800 tonnes de chair et d’os auront rejoint les poissons dans les eaux pacifiques et bleutées, je racontais à Ghassan la bataille de Lépante en visitant l’arsenal de Venise la belliqueuse tranquille, qui négociera sans états d’âme une paix séparée avec les Ottomans quelques années plus tard, mettant ainsi un terme à cette fameuse Sainte Ligue que commande dom Juan d’Autriche premier bâtard de Charles Quint, difficile d’imaginer la pestilence répandue par cinq cents galères et leurs chiourmes, les maladies, les parasites, les nuisibles qu’elles transportent, les premiers canons tonnent vers neuf heures du matin, vitesse moyenne cinq nœuds, ne nous précipitons pas, essayons de conserver l’ordre de marche, à l’arrière-garde à bord de la
Marquise Cervantès est fiévreux, couché, il réclame de participer à la bataille, sur le pont — mieux vaut mourir debout au grand air que noyé ou brûlé vif dans une cale fétide, Cervantès rejoint son arquebuse, les galères ennemies sont à quelques milles devant lui, derrière le centre du camp chrétien où trône le vaisseau amiral de l’Autrichien qui tire un coup de canon et hisse son drapeau pour se signaler, le navire porte-drapeau turc la Sultane avec à son bord Ali Pacha en fait autant, les coutumes sont chevaleresques, les hommes moins, d’ici peu ils se massacreront en oubliant toutes les politesses de la guerre, déjà les galéasses vénitiennes, véritables cuirassés de l’époque, plus hautes et mieux armées, brisent les lignes centrales turques et causent de terribles dégâts, il est onze heures quinze du matin, l’aile gauche chrétienne est sous le feu et semble sur le point d’être tournée, Barbarigo son commandant est atteint d’une flèche dans l’œil, son neveu et officier Contarini est déjà mort, coulé avec la Sainte Madeleine — à droite, face à Andrea Doria le condottiere rusé, Uluch Pacha se décale vers le sud, pour ne pas être débordé Doria le suit, laissant un vide dans la ligne de défense, les galères de l’arrière-garde s’avancent pour le combler, depuis son arquebuse Cervantès aperçoit don Álvaro de Bazán donner les ordres : les rameurs frappent la plaine marine, la vitesse augmente à dix nœuds, dans quelques minutes ce sera l’affrontement avec les galères turques qui se sont détachées de l’escadre d’Uluch Pacha, déjà les flèches volent, la mitraille aussi, au moment même où Cervantès fait feu de son arquebuse sur des soldats turcs tombés à la mer je vide mon verre de vin, comme le capitaine Haddock au beau milieu des aventures du chevalier François son aïeul, et Ghassan me prie de continuer, comment Cervantès fut-il blessé, quelle fut l’issue de la bataille, il a beau être chrétien il ne peut s’empêcher d’être du côté des Ottomans, ce qui après tout est compréhensible mais bientôt le centre turc s’effondrera, la tête d’Ali Pacha ornera la galère de dom Juan, celle de Murat Dragut suivra, déjà leur flanc droit n’est plus qu’un souvenir, les galères sont prises une à une par la flotte vénitienne, abordées dans une mêlée sauvage, drossées contre la côte et bombardées du rivage, les archers turcs font face aux mousquets et aux canons de la Sérénissime et dom Juan d’Autriche, du haut de ses vingt-cinq ans et de toute sa noblesse, voit avec plaisir le feu et la bataille sur la Sultane dont ses galéasses détruisent l’escorte bâtiment par bâtiment, les esclaves chrétiens soudainement libérés ramassent des haches d’abordage et massacrent leurs anciens maîtres avec furie, Uluch Pacha l’infidèle s’est emparé du vaisseau étendard des chevaliers de Malte, l’escadre de don Álvaro de Bazán s’élance pour le délivrer, sur la Marquise l’artilleur Cervantès charge sa pièce en compagnie de cinq soldats, il la pointe sur la galère de Saïd Ali Raïs le pirate d’Alger, sans savoir que quelques années plus tard leurs destins se croiseront à nouveau, à l’inverse, que Cervantès sera emprisonné et à la merci du noble corsaire, déjà vers le centre de la bataille retentissent les cris de victoire, les galères turques survivantes cherchent à s’enfuir, un des vaisseaux ouvre le feu sur la Marquise pour dégager Saïd Ali, une salve de mitraille balaie le haut du pont où les pièces sont en batterie, et un éclat de bois pénètre le poignet de Cervantès, tranche un nerf et le prive à jamais de l’usage de sa main gauche, pour le plus grand honneur de la droite