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— que se serait-il produit si le canonnier musulman n’avait pas eu le soleil de midi dans l’œil, si Cervantès avait trépassé, anonyme sur une galère oubliée, effacée par la Gloire de dom Juan d’Autriche, il aurait sans doute été remplacé, s’il y a toujours quelqu’un pour reprendre un canon il y aura bien un homme pour reprendre une plume et un chevalier à la triste figure, son frère Rodrigue qui sait, son frère que la fortune postérieure de l’auteur du Quichotte a rayé de l’histoire, j’imagine qu’il aurait relaté la mort de son aîné avec panache, et aujourd’hui, sur les ferries qui vont à Patras en provenance d’Italie, de Bari ou de Brindisi, des haut-parleurs signaleraient aux passagers le monument au frère aîné de celui qui imagina le vieux marin fou de récits de corsaires, à bord d’une galère dont je préfère oublier le nom, et ainsi de suite, les soldats sont pour la plupart inconnus, où sont les noms des trente mille noyés, brûlés, décapités de Lépante, où est le nom de celui dont les dents et le crâne faillirent tuer Ghassan, qui sait comment s’appelle le soldat turc qui fut sur le point, sans le savoir, de changer le cours de la littérature occidentale et qui mourut à Smyrne ou à Constantinople, tremblant encore de rage au souvenir du désastre de Lépante, la moustache dans le brouet — à dix-neuf heures ce 7 octobre 1571 les prises turques et l’armada chrétienne sont à l’abri dans l’anse de Porta Petala, dom Juan d’Autriche fait jouer un Te Deum immense dans la nuit étoilée, le musulman est défait, le Turc vaincu, les alliés de la Sainte Ligue chantent la gloire de Dieu et de leur capitaine, ce jeune bâtard impérial de vingt-cinq ans qui vient de gagner la plus importante bataille navale depuis Actium en 31 avant Jésus-Christ : quelques milles au nord de Lépante, dans ces mêmes eaux gouvernées par Poséidon, le sort du monde s’est déjà joué une fois, le divin Antoine et Cléopâtre l’Egyptienne affrontèrent Octave le terrien, les deux anciens triumvirs jetèrent eux aussi leurs flottes et leurs dieux dans la bataille, Isis et Anubis contre Vénus et Neptune, autre bataille entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud, sans que personne sût très clairement encore où se trouvaient les barbares : tous ces récits fascinaient Ghassan, il souscrivait à la propagande chrétienne et croyait volontiers que les Libanais étaient des Phéniciens, descendants des adorateurs d’Astarté et de Baal, originaire de Byblos il imaginait ses ancêtres à son image, cultivés, cosmopolites et marchands, grands fondateurs de cités, Carthage et Leptis Magna, Larnaka et Málaga, de grands navigateurs et des combattants redoutables, dont les éléphants franchirent les Alpes : Hannibal fils d’Hamilcar le dompteur de guerriers vainquit les Romains une première fois au Tessin et blessa Scipion le cavalier son ennemi — par la fenêtre, alors que s’allonge la plaine du Pô au large de Piacenza, à cent kilomètres de Milan, je me demande si je ne vais pas apercevoir un des éléphants d’Hannibal, qui moururent de froid et de leurs blessures après avoir écrasé les légions romaines à quelques kilomètres d’ici, à Trebbia, au cours de cette bataille de la Trébie où périrent vingt mille légionnaires et auxiliaires, vingt mille cadavres pillés par les autochtones — sous les sédiments de la rivière, sous les morts d’une des premières batailles de Bonaparte en Italie, sous les tonnes de poussière apportées par le temps se trouvent les squelettes des pachydermes victorieux des Romains mais vaincus par la neige, abondante cette année-là aussi, j’ai envie de demander à mon voisin s’il sait qu’il y a des os d’éléphants enfouis tout près de nous, il ne regarde jamais par la fenêtre, il se contente de somnoler sur sa revue, un jour de décembre peut-être semblable à celui-ci en 218 avant Jésus-Christ, le jour du solstice d’hiver dit Tite-Live le savant, 80 000 hommes 20 000 chevaux et 30 éléphants s’affrontèrent : Tite-Live le juste dénombre les légions, les centuries, les cohortes de cavaliers, nomme les chefs de chaque camp, ceux qui s’acquirent de la gloire et ceux qui méritèrent l’opprobre, il décrit Hannibal l’opiniâtre qui, après plus de quinze ans de guerre sur le sol romain, ne réussit pas à arracher la capitulation au sénat et au peuple de Rome, malgré une suite de massacres uniques dans l’histoire antique : à Tunis près de Carthage assis porte de France je commande un express qu’ici on appelle direct en lisant le journal, en 1996 je m’arrête quelques jours en Tunisie pour y rencontrer des Algériens en exil, dans le cadre de mes nouvelles fonctions, comme on dit, je me rends à Carthage résidentielle et balnéaire, encombrée de villas luxueuses, à Mégara les jardins d’Hamilcar sont toujours plantés de sycomores, de vignes, d’eucalyptus et surtout de jasmin, avec ma source, un barbu repenti et sympathique, nous nous promenons sur la plage, je pense aux vaisseaux carthaginois venus de Sicile, d’Espagne ou du Levant qui débarquaient là, avant que, cédant aux injonctions guerrières du sénat enflammé par le souvenir des morts de la bataille de Cannes, on ne décidât de la réduire en cendres, Ceterum censeo Carthaginem esse delendam, et rien de plus, Caton l’Ancien le fossoyeur de Carthage portait certainement la barbe, comme mon islamiste algérien repenti qui arrondit ses fins de mois en mouchardant, au nom du Bien, ses anciens camarades égarés sur le chemin de Dieu, sur le mauvais sentier, Ceterum censeo Carthaginem esse delendam, il y a toujours des Carthages à détruire, de l’autre côté de la mer, depuis Ilion la bien gardée, dans ce mouvement de va-et-vient, comme une marée qui donne tour à tour la victoire à Constantinople, Carthage ou Rome : sur la plage de Mégara on trouve encore, ramenées par les vagues, des tesselles de mosaïques arrachées aux palais puniques qui dorment au fond de la mer, comme les épaves des galères de Lépante, les cuirassés coulés aux Dardanelles, les cendres jetées dans des sacs de ciment par les SS de la Risiera le long du dock no 7 du port de Trieste, je ramasse ces cailloux carrés et multicolores, je les mets dans ma poche comme par la suite je ramasserai des noms et des dates pour les ranger dans ma mallette, avant de reconstruire la mosaïque entière, le tableau, l’état des lieux de la mort violente commencé par hasard avec Harmen Gerbens le SS du Caire, enfermé à la prison de Qanâter avec les juifs d’Egypte soupçonnés de collaborer avec Israël, ce qui faisait bien rire Nathan au bar de l’hôtel King David à Jérusalem, je me demande ce qui a bien pu passer par la tête des Egyptiens, disait-il, combien de temps dis-tu qu’ils l’ont gardé ? Huit ans ? Ils se sont rendu compte de qui il était, je suppose, ils ne savaient pas quoi en faire, finalement ils l’ont libéré peu avant la guerre de 67, les ennemis de mes ennemis sont mes amis, et lui ont octroyé la nationalité égyptienne, toujours sous son vrai nom, sans que personne s’inquiète de savoir si on le retrouverait un jour, enfoui sous les manguiers poussiéreux de Garden City, prisonnier alcoolique de l’Egypte éternelle, comme Antoine le vaincu d’Actium s’il n’avait pas préféré la mort à la prison et dit adieu d’un coup de glaive à Alexandrie qui le quittait à jamais, en 1956 et 1967 la communauté juive d’Egypte avait été contrainte à l’exil, aujourd’hui elle compte moins d’une cinquantaine de membres — la grande synagogue de la rue Nébi-Daniel à Alexandrie n’est plus qu’une coquille vide, le vieux concierge qu’il faut corrompre pour la visiter singe les prières et les cérémonies, il fait mine de sortir les rouleaux, de lire, de chanter, rendant par son simulacre l’absence encore plus réelle, encore plus tangible, personne ne prie plus dans les synagogues d’Egypte, seuls quelques-uns, venus de France d’Israël ou des Etats-Unis, organisent des cérémonies pour les fêtes, en 1931 pourtant Elia Mosseri directeur de la Banque d’Egypte, un des plus riches banquiers du Caire, propriétaire d’un magnifique palais Art déco à Garden City, investit avec son frère et des amis à Jérusalem sur un terrain sis sur l’antique voie julienne et construit un hôtel immense et luxueux qui deviendrait le King David : étrange de penser que l’appartement de Harmen Gerbens se trouve à quelques mètres de l’ancienne villa du fondateur de l’hôtel où Nathan et moi parlons du SS batave relogé par les Egyptiens à sa sortie de prison dans un appartement abandonné par une famille juive, comme les parents de Nathan, débarqués en 1949 à Haïfa après bien des douleurs, occuperont la maison d’une famille palestinienne chassée vers la Jordanie ou le Liban, dans une étrange roue du Destin où les dieux donnent et reprennent ce qu’ils ont donné — Isabelle de Castille promulgua le décret de l’Alhambra en 1492 et expulsa les juifs d’Espagne, décret qu’abolit Manuel Fraga à la pâle figure ministre du Tourisme de Franco le Duce ibère en 1967 lorsqu’il offrit des passeports aux juifs apatrides d’Egypte en alléguant le fait qu’ils étaient séfarades et donc d’origine espagnole, permettant par un coup de nationalisme forcené la reprise des relations diplomatiques avec Israël : à l’automne 1967 les juifs égyptiens qui ne possédaient pas de lien avec une des Puissances, France, Grande-Bretagne ou Italie, débarquèrent donc en bateau à Valence dans le port chargé d’oranges où leurs ancêtres avaient peut-être appareillé cinq cents ans plus tôt, abandonnant derrière eux maisons, or, bijoux et surtout le mythe de la culture andalouse des trois religions du livre, pour s’éparpiller du Maroc à Istanbul, sur les rives de cette mer que je parcours avec mon islamiste algérien en ramassant des tesselles carthaginoises en 1996, Lebihan mon supérieur d’alors m’envoyait souvent moi rencontrer les “sources”, vous inspirez confiance, disait-il, on vous donnerait le bon Dieu sans confession, avec cet air franc que vous avez, il vaut mieux que vous y alliez vous, aussi parce qu’il avait horreur de la nourriture arabe, amoureux de la blanquette de veau des huîtres du muscadet et du céleri rémoulade, qui plus est il ne supportait pas le piment, pour lui la Tunisie était une calamité digestive et circulatoire, le feu de Baal — considérations alimentaires à part dans le renseignement d’origine humaine le contact est primordial, la confiance, surtout quand la “source” ne se présente pas d’elle-même pour collaborer, qu’il faut l’approcher la circonvenir la caresser dans le sens du poil un jeu de renard et de Petit Prince, la bête sait qu’elle veut être apprivoisée, elle se laisse faire, elle revient toujours en arrière une fois ou deux en vierge effarouchée, il faut bien cerner ses motivations, idéologiques familiales vénales crapuleuses ou revanchardes et garder toujours un atout dans sa manche pour l’estocade, “servir la patrie” fonctionne encore bien avec quelques Français, surtout dans le scientifique ou l’économique, où les risques sont somme toute moindres, “lutter contre les rouges” ne fait plus recette, on s’en doute, remplacé par “combattre la montée de l’islam”, qui revient à peu près au même, mais dans mon expérience les motivations des informateurs sont la plupart du temps pécuniaires, l’argent le sexe le pouvoir voilà la sainte Trinité de l’officier traitant, il vaut mieux porter une pince à billets qu’une arme, même si, pour des raisons psychologiques évidentes, les sources préfèrent croire qu’elles travaillent “pour la bonne cause”, plus valorisant que “je suis un vendu” : le sympathique islamiste barbu servait à présent la cause de Dieu par la non-violence, comme il disait, j’ai vu trop de massacres, trop d’horreurs, il faut que cela cesse, c’était un ancien de la branche armée du FIS, proche des négociateurs de Rome sous les auspices de la communauté de Sant’ Egidio, Saint-Gilles du Transtévère à deux pas de chez Sashka — l’hiver 1995–1996, alors que j’étais encore un espion débutant, les différents partis politiques d’Algérie avaient signé grâce à cette entremise catholique un accord de principe, une plateforme de revendications censées mettre un terme à la guerre civile, ils étaient tous là, sauf l’armée bien sûr, depuis Ben Bella l’historique jusqu’aux islamistes, en passant par les Kabyles, les démocrates libéraux, et même Louisa Hanoune la rouge du Parti des travailleurs, seule femme de la réunion, ils appelaient à la démocratie au respect de la Constitution à la fin de la torture et des agissements des militaires, tout cela était bien sûr voué à l’échec mais offrait une belle base pour négocier une paix à venir, au même moment en Algérie l’AIS et le GIA massacraient les mécréants tandis que les soldats torturaient et exécutaient tout ce qui leur tombait sous la main, ma source me confiait des renseignements concrets, ma première source à l’étranger, mon premier voyage dans ma Zone, des noms, des principes d’organisation, des fractures, des tensions internes, que je recoupais par la suite dans mon bureau avec d’autres fiches, d’autres sources, pour en tirer une note, un papier inclus dans un rapport hebdomadaire envoyé aux ministères concernés, au cabinet du Premier ministre et à la présidence de la République, bulletin météorologique du danger, cette semaine averse probable sur l’Afrique du Nord, beau temps dans les Balkans, menaçant au Moyen-Orient, orages en Russie, etc., un service spécial s’occupait de compiler les renseignements des différentes sections pour cette publication secrète et régulière, sans compter les notes spéciales ou les demandes précises d’Untel ou d’Untel, inquiétudes économiques, géopolitiques, mondaines ou scientifiques fini terminé enfin pour moi le temps de l’ombre, une dernière valise et je vais rejoindre Sashka au regard transparent, m’allonger en silence auprès d’elle et enfouir mes lèvres dans ses cheveux courts, plus de listes plus de victimes de bourreaux d’enquêtes officielles ou non je change de vie de corps de souvenirs d’avenir de passé je vais tout jeter des yeux par la fenêtre hermétiquement close dans la grande masse noire du paysage, me purifier, plonger, à Venise la Sérénissime un soir de décembre j’avais bu, je rentrais titubant du bout du quai de l’Oubli, tout au nord de Cannaregio j’avais trois cents mètres à parcourir pour retrouver mon Vieux Ghetto, autant dire cent kilomètres, autant dire mille, je balançais de droite à gauche, je tanguais, j’ai pris la mauvaise direction, j’ai tourné vers la place des Deux-Maures, je me suis vautré sur le puits sculpté au milieu de la petite esplanade, puis relevé les genoux douloureux comme on s’extirpe d’une tranchée dans la guerre, je me revoyais le fusil à la main courbé en deux j’ai fait trois pas de plus vers le pont de la Madonna dell’Orto, deux à gauche, un à droite, emporté vers l’avant par mon propre poids, par celui de mon bonnet noir ou de mes souvenirs dans l’odeur de vase gelée du brouillard vénitien, en respirant fort le plus fort possible pour reprendre mes esprits, la bouche grande ouverte les poumons glacés, avance, avance droit si tu tombes tu ne te relèveras pas tu finiras mort abattu par les tchetniks derrière toi par les Turcs par les Troyens aux rapides cavales je respire je respire j’avance je m’accroche à la rambarde du pont c’est un arbre dans les montagnes bosniaques je grimpe, je grimpe dans la nuit je redescends je vois la haute façade de briques de l’église qu’est-ce que je fous là j’habite de l’autre côté de l’autre côté je fais demi-tour en trébuchant rate le pont et me colle la tête la première dans le canal obscur, une main m’agrippe, je suffoque, c’est le contrôleur qui me réveille, il me secoue, me demande mon billet que je lui tends machinalement, il me sourit, il a l’air agréable, dehors il fait toujours aussi noir, je colle les yeux à la vitre, rase campagne, il ne pleut plus