le trajet est prévisible, malgré la pénombre il y aura Reggio d’Emilie puis Modène Bologne Florence et ainsi de suite jusqu’à Rome, sa douceur de fruit trop mûr, Rome, ville pourrissante flamboyante et cadavérique dont on comprend trop bien la fascination qu’elle peut exercer sur certains, Rome et la valise que je vais y remettre le temps que je vais y passer peut-être le choix est fait le choix est fait depuis que la déesse chanta la colère d’Achille fils de Pélée, son choix guerrier son honneur l’amour que Thétis sa mère lui portait et Briséis son désir qu’Agamemnon détenait comme Pâris possédait Hélène, celle qui m’attend à Rome dans ses plus beaux péplos, peut-être, comme le train ralentit à présent à l’approche d’une gare, que l’ennui me prend, de l’autre côté du couloir un homme d’une cinquantaine d’années fait des mots croisés avec sa femme dans une revue intitulée La Settimana enigmistica, la semaine énigmatique ou peu s’en faut, sa femme a l’air bien plus jeune que lui, à l’âge d’homme tout est plus difficile, dans le néant de l’indécision qui est le monde des voies et des aiguillages, elle m’attend, j’aime à croire que Sashka m’attend, que son corps m’attend, je pense à la vie qu’on abandonne à celle qu’on se choisit soudain, aux habits qu’on retire, les belles cnémides, la cuirasse, le cuir qui maintient la cuirasse, la lance de hêtre jetée au feu, le bouclier, tous ces moments où l’on se déshabille, où l’on se montre, nu sans rien d’autre que le frémissement de la peau — ces hommes nus par centaines descendus de trains aveugles les vêtements amassés dans un coin de cour l’air glacé soudain les bras qui se croisent les mains qui se portent aux coudes pour vêtir de chair la chair nue marquée en son centre par la tache de naissance des pubis : l’ennemi se précipite toujours sur les vaincus pour les dépouiller, et nous-mêmes nous dépouillions nos ennemis pour de l’argent pour un souvenir pour une arme rare et nos prisonniers avant de les achever, par principe, dans le froid, nous leur ordonnions de se déshabiller parfois pour ne pas tacher ou trouer l’uniforme, la veste qui pouvait toujours servir certes, mais aussi pour jouir du pouvoir de l’homme sur la bête nue, l’homme debout contre la bête glabre et frémissante, et ainsi dérisoires il était plus facile de leur enlever la vie méprisable, le bonhomme de la Settimana enigmistica a une attitude très paternelle, il explique les mots, les lettres qui conviennent, sa compagne cherche dans un petit dictionnaire de poche, elle est plutôt brune, les cheveux longs et attachés, à l’âge d’homme on laisse ses valises, on s’accroche à la jeunesse des autres, on dépouille nos femmes, on les déshabille, il y a près de dix ans que j’ai quitté Venise que Marianne est partie et l’autre vie qui débutait sans que je le sache dans le train de Milan par une douleur sourde dans les testicules prend fin aujourd’hui, la démission donnée, la trahison consommée, l’effroi du monde maintenant, je me confie tout entier à un nouveau train, un de plus, je ne suis plus une espèce de fonctionnaire mouchard gratte-papier ou fouille-merde mais un homme libre, et cette liberté encombrante fruit de ma traîtrise je vais la dépenser en compagnie de Sashka qui m’attend peut-être, Marianne est si présente maintenant, refermer une existence rouvre la précédente, dix ans plus tard, plus vive que jamais, qu’a-t-elle pu devenir, je l’imagine professeur dans un lycée parisien, mère, bien sûr, elle dont le corps et l’éducation la poussaient vers l’enseignement et la maternité, tout comme moi vers la guerre car il était tout naturel, pour un garçon éduqué à la violence, habitué à l’idée des armes par l’enfance, l’école et les bandes dessinées, élevé dans l’idée de Dieu et de la nation opprimée par les jérémiades de sa mère, de se retrouver un jour un fusil d’assaut à la main, près d’Osijek, poussé par les pleurs de sa génitrice et tiré par l’appel de Franjo Tudjman, le Sauveur, c’est le visage inexpressif mais agréable du cruciverbiste qui m’y fait penser, abruti par le sommeil vain du rythme ferroviaire, Tudjman dont la photographie alla vite rejoindre celle d’Ante Pavelic en uniforme sur l’autel patriotique de ma mère, avec le Christ et une Vierge larmoyante, Tudjman arriva à Zagreb en Roi des Rois, pour transformer mon existence radicalement, me sauver ou me perdre, allez savoir, et depuis notre télévision du 15
e arrondissement, dans le noir, religieusement, nous écoutions ses discours élégiaques dont je ne comprenais que la moitié, que maman me traduisait avec dévotion, en ce jour où le Christ arriva à Jérusalem, il fut accueilli en prophète, hurlait le présentateur, aujourd’hui la capitale croate est la nouvelle Jérusalem : Franjo Tudjman est venu pour les siens, la Croatie renaissait, elle sortait tout armée du casque de Tudjman, s’extirpait enfin de son sommeil titiste, retrouvait dans les blessures de la guerre une force un courage une jeunesse et au contact de ses ennemis une volonté une puissance une belle douleur dont les noms s’inscrivaient en lettres de feu sur les écrans de télévision, Knin, Osijek, Vukovar, les Serbes hirsutes et ivrognes marchaient contre l’innocence et la beauté, ils nous massacraient, nous narguaient en nous massacrant, et toute mon existence parisienne d’étudiant tranquille, ces trajets en métro, ces cours pour moi abscons de droit public, d’histoire et de politique, les rendez-vous quotidiens avec Marianne glissaient vers le vide que je découvrais en moi le vide silencieux de l’appel de la patrie en danger, la faim le désir l’appétit de sens de lutte de combat d’une autre vie qui m’apparaissait terriblement vraie, réelle, il fallait combattre l’injustice qui déchaînait sur le jeune Etat toutes les foudres de l’archer Apollon protecteur de l’Orient, et plus les images et les discours me parvenaient, plus ma mère pleurait à la fois de joie et de douleur, plus je glissais vers la Croatie, plus je disparaissais de Paris de l’université j’échappais à Marianne au présent je m’enfonçais dans les reportages dans les Krajinas dans Dubrovnik encerclée dans les provocations de l’armée yougoslave dans les chants patriotiques que je découvrais et même la langue même la langue que j’avais à moitié oubliée pas vraiment apprise méprisée en fait pendant des années même la langue me revenait plus réelle et plus forte que jamais au grand dam de mon père je me mettais à parler croate à la maison lui qui n’y comprenait goutte se sentait exclu de cette folie nationaliste comme il disait sans doute avec raison, tu ressembles à ton grand-père disait maman, podsjecaš me na djeda, tu ressembles à ton grand-père, c’était un piège, j’y suis tombé tout comme un train s’enfonce dans la nuit j’ai suivi les traces de mon grand-père sans savoir qui il était, deux ans de guerre, deux ans complets à part trois escapades, une à Trieste avec Andrija et Vlaho et deux à Paris, surtout pour revoir Marianne, ressentir ce que racontaient les poilus de 1914, l’incompréhension de l’arrière, l’impossibilité de raconter, de parler, comme ces enfants qui sortent de l’école et ne savent pas dire ce qu’ils ont fait de leur journée : quand Marianne m’interrogeait sur la guerre, allongés tous deux dans le noir dans sa chambre de bonne je répondais “rien”, je n’ai rien fait, rien vu rien appris je ne savais pas dire, c’était impossible, je racontais à ma mère que nous nous battions pour la glorieuse patrie, c’est tout, je n’ai rien vu à la guerre et ensuite je repartais, je reprenais le train de nuit d’Italie ou d’Autriche et le lendemain soir j’étais à Zagreb, je pensais aux poilus qui quittaient Paris, j’imaginais, dans ce train si civil, si confortable, que j’étais un permissionnaire habsbourgeois qui revenait au front, qui revenait combattre les Italiens là-bas sur l’Isonzo dans les contreforts des Alpes en 1917 alors que de l’autre côté du couloir les mots croisés battent leur plein, l’homme plus âgé que sa compagne lui parle comme un professeur, Hemingway et son infirmière, Hemingway qui passa par ici avant d’aller jouer aux ambulanciers dans la montagne, avait-il lui aussi ressenti le décalage, l’impossible fossé creusé par la guerre entre l’arrière et les soldats, ceux qui ont vu, qui savent, qui souffrent, ceux dont on a fait de la chair morte ou mortifère, et dans cette immense campagne plate étendue par la nuit je pense à ceux qui montaient au front dans la Somme après soixante-douze heures à Paris, après avoir bien sifflé leurs petits verres avoir été bien tristes après avoir bien forniqué tristement ils sont comme nous silencieux dans leur wagon ils n’échangent pas une parole au loin quelques éclairs vifs annoncent la zone des armées la zone on approche même si l’on n’entend pas encore le canon on le voit on approche, on a la gorge qui se serre, on descend du train, on traverse un groupe de blessés qui attendent l’évacuation en gémissant, on monte dans un camion conduit par un type un peu acariâtre, un rien brutal, jaloux du permissionnaire, ensuite on termine à pied, on salue les artilleurs qu’on envie d’être aussi bien planqués au chevet de leurs obusiers, même s’ils finissent tous à moitiés sourdingues c’est pas grave, on avance dans les lignes, dans les réseaux à demi enterrés en suivant les indications écrites sur des panneaux en bois ou sur des casques boches fichés dans la glaise, on espère que la première nuit soit calme, pour le moment ce sont les Anglais qui écopent là-bas en direction d’Ypres, on s’interdit de penser à celle qu’on vient de quitter, au dernier coup qu’on a tiré dans un meublé, au dernier coup qu’on a bu seul place de Clichy parce que tous les copains sont au front ou au boulot, le garçon de café trop jeune encore pour partir avait un respect envieux pour le poilu, mais son tour viendra, quand mourra-t-il, lui, tombera-t-il dans quelques mois au Chemin des Dames, coupé en deux par une mitrailleuse, décapité par un barbelé ou volatilisé par une mine dans sa tranchée, pleurera-t-il en prenant dans ses mains ses boyaux tièdes et odorants, appellera-t-il sa mère, cherchera-t-il comme un fantôme son bras planté quelque part dans la boue, on est dans la terre, dans les premières lignes qui sont de la terre remuée par les obus, à peine étayée, on arrive au 329