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e d’infanterie que commande un officier qu’on n’a jamais vu, voilà Untel, voilà Untel, tous savent qu’il vaut mieux laisser le permissionnaire à son silence, tous sont terreux pouilleux affamés il y a soixante-douze heures qu’on ne les a pas vus on cherche inconsciemment ceux qui manquent on voit ceux qui manquent alors on ne dit rien, le lieutenant fait un bref signe de tête on pose son barda on cherche un poste on serre son Lebel assis comme dans un train on est de retour et une partie de soi la bonne est restée à l’arrière, à l’arrière où l’on savoure la fin du monde, le coup de pistolet de Gavrilo Princip à Sarajevo sonne le début de la course à l’horreur le 28 juin 1914, Gavrilo âgé de dix-neuf ans maigre et tuberculeux l’arme à la main le cyanure dans la poche recompose le monde détruit trois empires et me précipite sans le savoir dans ce train quatre-vingt-dix ans plus tard, près de Parme à en juger par les lumières de banlieue, Gavrilo Serbe de Bosnie croit à la Grande Serbie que je contribuerai à défaire, le petit activiste a de la chance, comme l’assassin de Jaurès rue Montmartre il est au café, les plans ont échoué, la bombe qui devait en finir avec François-Ferdinand n’a pas explosé sous la bonne voiture, l’archiduc est toujours vivant, pour son malheur Gavrilo Princip est aimé d’Héra, la déesse rusée va aveugler le chauffeur autrichien et c’est le cortège qui viendra jusqu’à Princip, jusqu’à son café, celui de Moritz Schiller au coin de la ruelle en face du pont minuscule c’est une belle journée il n’a qu’à sortir laisser sa tasse à moitié vide prendre la capsule de poison dans la main gauche l’arme dans la droite et tirer, a-t-il eu le temps d’observer les moustaches surprises du Habsbourg, les lèvres frémissantes de la belle Sophie sa femme tuée sur le coup, a-t-il entrevu les millions de morts qui giclaient avec le sang austro-hongrois, était-il content de son tir, le fils de Léto guida-t-il ses traits, était-il fier de ses quatre cartouches, a-t-il hésité, a-t-il pensé il fait beau aujourd’hui je suis dans un café je déclencherai le massacre un autre jour, sans doute n’a-t-il pas eu le temps de réfléchir, il est sorti, et d’après les rapports de police il a fait feu à un mètre cinquante de distance, les yeux dans les yeux — Gavrilo Princip mourra à son tour à Theresienstadt, dans la prison de la ville tchèque où le Reich installera en 1941 un ghetto modèle, rendant ainsi un hommage saugrenu à l’homme qui permit indirectement son avènement, ajoutant la mort à la mort, un ghetto pour artistes, pour intellectuels, un des pires camps de concentration qui superposa la farce à l’horreur, Gavrilo dans sa cellule du château de Theresienstadt mourut en 1918 sans avoir vu la naissance du royaume des Slaves du Sud pour lequel il avait indirectement combattu, et la capsule de cyanure n’y était pour rien, il est mort lentement de la tuberculose, ce pourquoi on l’avait recruté dès le départ : une bande de terroristes tubards, des condamnés à court terme, voilà l’idéal, on a bien moins de remords de les envoyer à l’abattoir — la première fois que je suis allé à Sarajevo je suis passé devant l’ancien café de Moritz Schiller au coin du pont, sur le quai il y a une plaque orgueilleuse, que signifie-t-elle aujourd’hui, que signifiait-elle alors, en plein siège, le long de la rivière où tombaient de temps à autre des mortiers serbes, ou bosniaques, pour rappeler à la communauté internationale que les temps étaient difficiles on n’hésitait pas longtemps à se tirer soi-même dessus, comme les recrues de 1917, comme le serveur de la place de Clichy parti au Chemin des Dames se tirerait une balle dans le pied pour échapper à l’hécatombe, l’armée musulmane s’est sans doute tiré dans le pied une ou deux fois, dans l’agonie de la ville où Gavrilo Princip, toussant, crachant du sang, avait tué le frère de l’empereur, un obus ressemble à un obus, il n’a plus de propriétaires une fois lancé, innombrables les automutilations pendant la guerre de 1914, qui dans la main, qui dans le gras du bide, et je comprends ces artilleurs bosniaques exaspérés par l’indifférence internationale qui utilisèrent sans doute la tactique du poilu épuisé espérant que l’aviation américaine qui leur tournait autour finisse par mettre les batteries serbes hors de combat et j’imagine, comme le jeune soldat plante son Lebel dans sa godasse et appuie sur la détente, qu’ils avaient dû hésiter longtemps avant de tirer sur les leurs, ou pas, peut-être comme Gavrilo Princip à dix-neuf ans étaient-ils déterminés, endurcis par la certitude de la mort qui était l’ambiance de Sarajevo pendant la dernière guerre — le bataillon des tuberculeux serbes de la Main noire préfigurait nombre de désespérés, de suicidaires, de sacrifiés, qui sont l’armée des ombres du siècle ou de l’histoire tout entière, peut-être y avait-il quelque chose de fondateur dans le calibre 32 de Princip, était-ce vraiment lui qui tirait, il était déjà moribond, condamné, un fantôme, un jouet aux mains des dieux courroucés, on donne la gloire un moment à Diomède fils de Tydée, aux Ajax, à Koca Seyit Çabuk l’artilleur des Dardanelles, Gavrilo a eu son moment de gloire avant d’aller pourrir à Theresienstadt, il déclenche de sa main les roulements de la guerre, la prison de Terezín où il clabote en s’étouffant lui survivra, elle, et verra bien d’autres condamnés, juifs, communistes tchèques, opposants de tout poil fusillés ou pendus dans une arrière-cour par les agents de la Gestapo, cousins des SS qui dirigeaient juste en face, de l’autre côté de la rivière, un ghetto des plus terrifiants, contenant près de cinquante mille internés, juifs de Prague, d’Allemagne, d’Autriche et d’ailleurs, dans la géographie complexe de la déportation un ghetto où l’on mourait en musique, où l’on créait, où l’on pouvait à loisir réfléchir à son épitaphe, inscrite en nuages bruns dans le ciel d’Auschwitz, le plus souvent, le grand espace du ciel après la crasse et la douleur de la concentration, Terezín modèle pour la bonne conscience du monde entier, regardez comme nous parquons bien nos bêtes, comme notre bétail est sain et bien pansé, et la Croix-Rouge ne trouva rien à redire à cette ferme modèle dont les images dûment estampillées