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“made in Third Reich Germany” furent diffusées dans l’Europe entière, montrant sans montrer ce que tout le monde savait sans savoir, que la concentration était le prélude à la destruction, comme le marquage — des bœufs, des bœufs laissés libres dans le corral — était le début de la fin, repérer pour abattre, contrôler, séparer le bien du mal le bon du mauvais le sien de l’autre pour se construire se fabriquer soi en creux les épaules appuyées contre la différence contre le juif l’orthodoxe le barbare les titans l’ordre contre le chaos ainsi Gavrilo Princip construit son royaume slave en abattant le Habsbourg : j’en ai fréquenté des dizaines, pendant des années, dans mes dossiers, des martyrs des candidats au martyre des bourreaux des illuminés des désespérés des activistes pénétrés par la cause ou par Dieu sans bien savoir lequel ils servaient, si c’était Arès Zeus porte-égide ou Pallas Athéna, accrochés à un Dieu unique qui est tout cela à la fois, l’ordre et le chaos le début et la fin, qui éparpille leurs corps avec un plaisir tout olympien, des Algériens des Egyptiens des Palestiniens des Afghans des Irakiens dans mes zones d’activité à moi entre 1996 et aujourd’hui combien sont morts je n’en ai aucune idée, ceux-là n’intéressent que peu ces victimes qui font des victimes les petits-enfants de Gavrilo Princip le grand déclencheur — le cruciverbiste qui ressemble vaguement à Hemingway à cause de la barbe a une quinte de toux à ce moment précis et je ne peux m’empêcher de sourire, l’histoire a toujours ses clins d’œil, je me retourne sur mon siège, je ferme les yeux non loin de Parme ville agréable dans mon souvenir je m’y suis arrêté une fois en route pour la Grèce mes premières vacances de jeune agent célibataire, le coup de pied de Marianne m’avait remis sur le droit chemin je suis retourné aux sciences politiques j’ai enfin obtenu le titre ma guerre est passée comme “stage de longue durée à l’international auprès du ministère de la Défense croate” et m’a valu des points en plus je crois, où ai-je bien pu trouver la force de me rasseoir sur les bancs de l’école, la douleur dans les couilles peut-être, la longue inaction de Venise, ma part de destin tout simplement — j’aurais pu soigner mes vignes tant bien que mal comme Vlaho l’infirme près de Dubrovnik, me décomposer comme Andrija, entrer à l’usine comme Ghassan l’exilé, ou rester assis devant la télévision chez mes parents, ne plus sortir du 15e arrondissement, ma mère avait rajouté ma photo en uniforme sur l’autel patriotique, Pavelic, sa photo de jeune fille avec Ante Pavelic en Espagne, le pape, le grand-père, Tudjman, le drapeau et moi, voilà son monde, mais je n’étais pas pressé d’y retourner, au contraire, je voulais repartir, et je préparai les concours des administrations les plus diverses et les plus exotiques : je voyais mon salut dans les beaux lustres en cristal du Quai d’Orsay, dans les cravates mordorées des plénipotentiaires, dans le bleu sombre des passeports diplomatiques et les formules surannées des lettres de créance, sans savoir de la Carrière autre chose que ce qu’on pouvait en apprendre dans Belle du Seigneur, qui me semblait un destin somme toute enviable, voire attrayant, chatoyant, pour tout dire, au cœur du monde, avec les plus hauts salaires de toute la fonction publique, les chauffeurs, les réceptions et les pays où l’on n’aurait jamais pensé s’établir, Mauritanie, Guinée-Bissau, Congo, Bhoutan, aussi m’efforçais-je d’apprendre, de m’entraîner à ces épreuves absconses, droit, synthèse, histoire, que sais-je, sans aucun succès, évidemment — soit à cause de mon passé douteux et guerrier, soit tout simplement parce que mes résultats n’étaient pas à la hauteur de ce prestigieux ministère la diplomatie me refusa lors de deux concours différents, malgré, c’est du moins ce qu’on m’apprit par la suite, une honnête prestation à l’oral, et ma grande déception me semble aujourd’hui, dix ans plus tard, à l’âge d’homme, dans ce train pour le Vatican, difficile à comprendre : je ne pouvais pas voir ce que Zeus tonnant me réservait, un destin dans une administration bien plus obscure que les Affaires étrangères, sise boulevard Mortier, maréchal d’Empire rescapé de toutes les campagnes napoléoniennes où l’on m’employa, contre toute attente, comme délégué de défense, ainsi que le spécifiait frileusement l’intitulé du concours administratif, et je suppose que les cent candidats présents dans cette salle d’examen absolument anodine savaient tous ce que signifiait délégué de défense, ou que du moins ils croyaient le savoir, agent de renseignements, agent plus ou moins secret, plus ou moins agent d’ailleurs, car l’action n’était pas à notre programme, purement administratif et linguistique, concours à peu de chose près identique à celui de la préfectorale, des Affaires sociales ou du commissariat de la marine, et alors que Parme défile derrière la fenêtre je revois mes premiers jours au Boulevard, la curiosité, la formation, l’étrange bâtiment sécurisé, sans machine à café pour ne pas favoriser les échanges à bâtons rompus au sein du personnel, les toilettes blindées, les bureaux insonorisés, les dossiers interminables, des dizaines de dossiers à traiter un par un, synthétiser, classer, recouper des sources, remplir des fiches pour demander des renseignements dans telle ou telle direction, sur tel ou tel patronyme apparu au détour de rapports provenant de “postes” ou de “correspondants” aux noms codés, transmettre, référer au supérieur, rédiger des notes, œuvrer pour la défense de la nation, dans l’ombre, à l’ombre d’une pile de chemises en carton, et mes seules compétences géographiques avaient été évidemment ignorées dans la plus pure logique militaire, pas de Balkans pour moi, pas de Slaves : j’ai été versé dans le monde arabe dont j’ignorais tout, à part les histoires de Ghassan, les mosquées de Bosnie et ce que les livres d’histoire voulaient bien en dire, je débutai dans l’enfer algérien en qualité de chef classeur de troisième rang, dans un monde d’égorgeurs d’enfants et de gentils massacreurs aux noms pour moi tous identiques, dans la folie des années 1990 les relents de guerre médiévale, éventrations, amputations, éparpillements de cadavres, maisons brûlées, femmes enlevées, villageois apeurés, bandits sanguinaires et Dieu, Dieu partout pour régler la danse de mort, j’apprenais petit à petit les noms des villes et des bourgades, Blida, Médéa, sauvagement, je commençai par sept têtes de moines décapités sept roses rouges les yeux entrouverts sur leur grand âge l’affaire de Tibhirine le 21 mai 1996 qui fut le début de mes deux années algériennes au boulevard Mortier, le maréchal au long sabre — lui aussi s’en était servi depuis Jemappes jusqu’à la Russie, peut-être avait-il décapité des religieux en robe, des femmes, des enfants, dans la tourmente impériale, chaque matin je pensais à lui, à son habit, à ses épaulettes en me rendant dans mon trou sécurisé traiter mes dossiers, dans l’atmosphère grise et pesante de ce monde du secret où je lisais mes rapports d’égorgements et de manigances militaires sans y comprendre goutte, sans en parler à personne, je m’enfonçais dans la Zone sans passion mais sans dégoût, avec une curiosité grandissante pour les agissements des dieux courroucés, patiemment dans ma tente blindée je gardais les nefs creuses, je défendais dans le noir l’Algérie d’elle-même, et juste ensuite, en reprenant le métro, au moment de regagner mes nouveaux pénates de la rue Caulaincourt, je saluais toujours Mortier sur la plaque du boulevard, mon ange gardien, en sachant qu’il y avait de grandes chances que je sois suivi et observé par mes propres collègues qui devaient s’assurer, tout au long de ma première année — élève fonctionnaire, espion débutant —, que je n’étais pas à la solde de l’Etranger ou de Dieu sait quel mouvement extrémiste, j’ai pu le vérifier récemment en lisant, presque dix ans plus tard, le rapport de l’enquête préliminaire de sécurité me concernant, un étrange miroir, une vie desséchée, une feuille dans un herbier informatique, dates lieux noms suspicions ébauches psychologiques relations coupables ou non famille appréciation du traitant et ainsi de suite jusqu’aux codes références ajouts classements affectations diverses notes absences demande de congés comme ceux qui me menèrent à Athènes en passant par Parme pour échapper quelques jours à l’horreur algérienne aux moines morts qu’on m’avait mis dans les pattes pour que j’archive le massacre que je donne une version plausible de l’incroyable confusion du poste d’Alger, Parme je me souviens j’y ai dîné pas très loin du baptistère et de la cathédrale, en pensant aux Farnèse ducs de Parme et de Piacenza, à Marie-Louise impératrice, surtout pas à l’Algérie ni à la Croatie ni à quoi que ce soit de belliqueux, à part le bûcher d’un moine étrange, Gherardo Segarelli brûlé par les inquisiteurs en 1300, un prédicateur de la pauvreté évangélique pour qui ce n’était pas pécher que de s’allonger nu au côté d’une femme sans être marié, et de se palper, Segarelli voulait retrouver la beauté de l’amour apostolique, la pauvreté la générosité et les caresses des corps féminins, il arpentait Parme avec ses fidèles en prêchant jusqu’à ce qu’un inquisiteur lui mette la main dessus le passe à la question et décide de le condamner au bûcher, Segarelli ne craignait pas la mort, il pensait que la décadence de l’Eglise était un des signes de la fin des temps, que tous allaient crever, tous les prélats les évêques tous finiraient en enfer, quand les flammes l’ont chatouillé Segarelli a hurlé pour le plus grand plaisir des spectateurs, sa tête est retombée sur sa poitrine, son corps s’est consumé longtemps, attaché au poteau, puis les deux bourreaux ont brisé ses os dans les bûches encore fumantes, ont jeté ses membres à demi carbonisés les uns par-dessus les autres et les ont recouverts d’une nouvelle fournée de bois, en prenant soin de récupérer le cœur encore intact du moine amoureux pour le placer sur le dessus du foyer et être ainsi certains qu’il brûle complètement, puis le lendemain matin, une fois le bonhomme complètement réduit en cendres, une fois assurés que Gherardo Segarelli ne pourrait plus participer à la résurrection des corps le jour du Jugement, les deux bedeaux patibulaires ont dispersé ses restes gris et poudreux dans la rivière Parma, en pouffant joyeusement — assis à une terrasse près de la place où l’Eglise éternelle avait supplicié le moine qui cherchait la perfection dans le rapprochement des corps, ma voiture garée dans un parking tout proche, je traversais l’Italie le pays apparemment le plus civil du monde pour prendre un ferry à Bari voir l’Acropole avant d’aller me perdre dans les îles, en mangeant de la salade de poulpes et des brochettes d’agneau, dans la chaleur du soir, les reflets des lamparos sur l’Egée et j’irais bien maintenant m’oublier dans l’hiver si venteux des Cyclades changer de train à Bologne retourner à Bari croiser au large de l’Albanie ou aller en Sicile île du bout du monde m’asseoir dans le théâtre grec de Taormine et regarder la baie de Naxos baigner les collines, mais je dois terminer le marché remettre la valise rester à Rome pour Sashka au sourire d’ange refaire ma vie comme on dit avec le prix de la trahison qui est bien peu de chose l’argent accumulé sur mon compte d’espion tout effacer me vider de ma vie d’homme achever ma part d’existence laisser les trains les voyages le mouvement en général écouter la météo marine bien loin en terre dans un fauteuil profond c’en est fini de l’aventure sans aventure des dossiers des sources des enquêtes interminables dans les réseaux du monde qui se croisent et se recroisent sans cesse, rails, faisceaux de lances, de fusils aux baïonnettes jointes,