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fascis des licteurs, dont les branchages fouettaient les condamnés et dont la hache les décapitait, ces mêmes faisceaux dont Mussolini fera son emblème et celui de son empire, le monde cerclé de pointes de verges et d’une hache, partout : je me croise moi-même à Milan ou à Parme, je me recoupe comme les sources boulevard Mortier, et hier, rangeant mon bureau pour la dernière fois avant d’aller errer seul dans Paris désert et de rater l’avion, mon bureau vide en fait car on n’y laisse jamais rien traîner à part le Bescherelle le Robert une boîte de trombones j’ai pensé à tous les noms que j’avais croisés tous les lieux toutes les affaires les dossiers sur place ou à l’étranger la longue liste de ceux que j’avais observés un instant comme j’observe à présent les voyageurs dans ce wagon oppressant de chaleur, le cruciverbiste et sa femme, je pourrais leur offrir mon dictionnaire pour leurs grilles s’ils n’étaient pas italiens, mon voisin le lecteur de Pronto, devant moi les têtes que j’aperçois, jeune fille blonde, homme chauve, plus loin scouts ou je ne sais quoi d’équivalent avec foulard et sifflet en sautoir, je les vois encore les yeux fermés, tic professionnel peut-être, quand la première chose qu’on vous apprend, dans une formation d’espion, est l’art de passer inaperçu sans que rien vous échappe, la théorie du filet à papillons, disait mon instructeur, il faut être transparent invisible discret mais aux mailles serrées, les agences de renseignements sont des établissements de chasseurs de papillons badins et le plus souvent bucoliques, ce qui a beaucoup amusé Sashka la première fois qu’elle m’a demandé ma profession, je suis entomologiste, historien naturel, chasseur d’insectes j’ai dit, elle a répondu en riant que je n’avais pas le physique, que j’étais bien trop grave pour une activité pareille, mais c’est une grave discipline, tout à fait sérieuse, j’ai dit, et j’ai ajouté que je partageais mon temps entre le bureau et les voyages d’études, comme tout bon scientifique, que j’étais fonctionnaire, comme tout bon scientifique français — elle m’a avoué qu’elle avait horreur des insectes, qu’ils lui faisaient peur, une peur déraisonnable, comme bien des gens, j’ai dit, bien des gens ont peur des insectes c’est parce qu’ils les connaissent mal j’aurais pu lui parler du phasme, le dormant qui se déguise en branche d’arbre et attend des années avant d’agir, ou du coléoptère, qu’il faut repérer quand il est encore une larve, avant qu’il ne s’envole et ne soit bien plus difficile à attraper, des bousiers porteurs de valises, des moucherons, minuscules informateurs, des grosses mouches bleu charogne, des fourmis avec ou sans ailes, de l’armée de cafards de tout ce monde invisible dans mon bureau mais je me suis tu, et maintenant dans ce train au large de Parme finis les insectes mais il reste encore les réflexes du spécialiste, la discrétion de l’observateur professionnel, homme de renseignements, attaché de défense, Fabre de l’ombre qui aimerait raccrocher son filet et sa loupe, ne plus voir les visages de ses compagnons de voyage, ne plus remarquer la tache de vin sur la chemise de l’Hemingway cruciverbiste ou l’air absolument soumis de sa jeune compagne, j’ai hâte d’arriver, j’ai hâte d’arriver maintenant que je pense à Sashka elle ne m’attend pas enfin pas vraiment que vais-je lui dire je suis encore tout gluant de la nuit passée encore tout tremblant d’alcool, un peu fébrile, hier soir me revient avec une grande vague de honte, la porte refermée sur l’obscur sur Hadès dévoreur de guerriers la vie entre parenthèses dans un train qui me ramène à Rome, à son regard clair — elle va faire une drôle de tête en me voyant, en me voyant dans cet état, transparent grand ouvert par l’alcool et la nuit, par les rencontres dans la nuit, hier en sortant pour la dernière fois du boulevard Mortier j’ai erré de bar en bar à Montmartre jusqu’à finir ivre mort soûl éthéré comme un devin un oracle prévoyant la fin du monde et tout ce qui s’ensuit, les rencontres les hésitations les guerres le réchauffement de la planète le froid plus froid le chaud plus chaud les Espagnols échappant au désert pour se réfugier à Dunkerque les palmiers à Strasbourg mais pour le moment dehors il gèle il pleut les Alpes débordaient de neige ce matin je n’ai presque rien vu je cuvais au rythme du train depuis la gare de Lyon après deux heures de sommeil un affreux réveil une aspirine et une demi-amphétamine pour rendre le voyage plus pénible — mais j’ignorais que j’allais rater l’avion, que je courrais attraper le train de neuf heures, tout juste et sans billet, mon haleine a dû effrayer le contrôleur, toujours les difficultés à partir, après le coup de pied dans les couilles de Marianne il y a dix ans un autre genre de douleur dans les testicules aujourd’hui, la honte me fait frissonner, je serre fort les paupières jusqu’à écraser une larme rageuse de regrets pour hier soir, cette nuit la rencontre absurde de l’alcool de la drogue et du désir, à la Pomponette rue Lepic le seul bar du quartier ouvert jusqu’à quatre ou cinq heures du matin, vieux rade montmartrois d’où l’on sort toujours en titubant, hier à part les habitués il y avait une femme d’une soixantaine d’années très maigre avec un long visage fin qu’est-ce qui m’a pris, elle était très surprise de mon intérêt, méfiante, je me suis introduit dans sa solitude lâchement, en souriant, elle se demandait si c’était du lard ou du cochon et je la désirais, elle s’appelait Françoise, elle buvait beaucoup elle aussi, je ne sais pas pourquoi je me suis rapproché d’elle, je préfère ne pas y penser, entomologiste de la nuit épingler cet insecte peut-être, j’aurais pu lui dire je veux t’épingler violemment si j’avais pensé à quoi que ce soit mais je l’ai seulement embrassée par malice en fait par défi par joie de ma dernière soirée parisienne sa langue était très épaisse et amère elle buvait de la Suze je détourne le regard de la fenêtre j’observe la compagne de l’Hemingway cruciverbiste, elle a une élégante lassitude dans les traits, elle a posé la tête contre l’épaule de l’homme ses cheveux détachés à présent recouvrent un peu la revue de mots croisés — Françoise ne parlait pas d’épingler, elle disait je veux bien que tu me bines, elle me parlait de la biner, à l’oreille, avec beaucoup de pudeur, elle disait je veux bien que tu me bines en pensant que c’était un euphémisme, parce que j’en ai envie disait-elle, et c’est ce qui s’est produit, un binage, rien de plus, ses yeux grands ouverts sur rien comme une aveugle, ses rides devenaient des sillons dans la pénombre, dans la faible lumière rasante de la rue, elle souhaitait rester dans le noir, rez-de-chaussée ancienne loge de concierge rue Marcadet un binage sans préambules elle est vite partie vers la salle de bains sans dire un mot ni même se retourner, et une fois l’hébétude de l’orgasme passée j’ai compris qu’elle n’en sortirait pas avant que je m’en aille, qu’elle avait aussi honte que moi le désir assouvi alors je me suis rhabillé en une minute j’ai claqué la porte pour me réfugier au grand air sous la pluie qui n’avait pas cessé, chien mouillé à l’appendice caudal collant dans le falzar, la nuit épaisse et le retour au comptoir tout plein de honte bête et crasseuse, envoyée par le fond avec une petite poire de plus, en cherchant ma monnaie je me suis légèrement entaillé la pulpe de l’index sur l’étui de la capote remis machinalement dans ma poche et maintenant quinze heures plus tard il y a une petite plaie diagonale sur le doigt que j’écrase contre la vitre froide : je regrette je ne sais pas pourquoi je regrette, on regrette tant de choses dans la vie des souvenirs qui parfois reviennent brûlants la culpabilité les regrets la honte qui sont le poids de la civilisation occidentale si j’avais attrapé l’avion je serais à Rome depuis des heures déjà, je me retourne une fois de plus sur le siège la tête vers la droite vers le grand vide du dehors, à reculons, je vais à reculons dos à la destination et dos au sens de l’histoire qui est le sens de la marche, histoire qui m’amène directement au Vatican, avec une valise pleine de noms et de secrets : je vais retrouver Sashka à Rome, son chat obèse, l’appartement, ses cheveux courts dans mes mains et ce silence étrange qu’il y a entre nous, comme si je pouvais effacer par son ignorance le poids des remords, les femmes, les insectes, les traces, la guerre, La Haye, les fantômes de mes dossiers du Service, Algérie d’abord, Moyen-Orient ensuite, et récemment je rêvais d’une affectation en Amérique du Sud, pour changer d’air vicié, de noms et de langues, c’est peut-être la raison de ce voyage, me déplacer dans les phonèmes comme dans un nouveau monde, ni la langue de mon père ni celle de ma mère, une troisième, une autre, et dans le rythme de ce train monocorde me récrire pour renaître en descendant — le voyageur fatigué s’invente des jeux idiots, des souvenirs, des rêveries, des compagnies pour passer le temps puisque le paysage est entièrement invisible dans la nuit, incapable de dormir, je revois malgré moi les photos des moines de Tibhirine visages sans corps dont j’avais une copie dans mon dossier, immortalisés par l’ambassade d’Alger, le premier choc de ma nouvelle vie d’espion qui me ramenait d’un coup aux blessures aux massacres aux vengeances à la colère froide de la vengeance les têtes terreuses noircies j’entrais dans la Zone dans la terre algérienne qui rendait des membres et des cadavres plus qu’en Bosnie, ensuite la longue liste soigneusement enregistrée ne fit que grandir, Sidi Moussa, Ben Talha, Relizane, l’un après l’autre, les récits de haches et de couteaux dans l’ombre dans les flammes les scénarios tous identiques : à quelques centaines de mètres d’un poste de l’armée algérienne une bande de terroristes s’est introduite dans le quartier a commencé systématiquement le massacre de la population les femmes les hommes les hommes les femmes les enfants les nouveau-nés égorgés éventrés brûlés fusillés jetés contre les murs les têtes éclatées les bijoux arrachés des doigts des poignets à la hache les belles vierges emportées dans les montagnes le butin la part d’honneur pour les vainqueurs sans ennemis dans la nuit et les guerriers tuaient tuaient tuaient des banlieusards aussi pauvres qu’eux ou des paysans plus pauvres encore, il n’y avait rien dans nos notes et nos rapports, rien de rien à part des flots de sang insensés des noms de villages et d’émirs de maquis touchés par la furie d’Arès, des barbus au discours de plus en plus incompréhensible, de plus en plus abscons, qui parlaient de Satan et de Dieu de la vengeance de Dieu de tous ces paysans ces Algériens qui étaient des impies et méritaient la mort, les traducteurs me transcrivaient en français les tracts les déclarations de guerre les anathèmes les injures contre l’Occident l’armée le gouvernement les fermiers les femmes l’alcool le bétail la vie et Dieu lui-même qu’ils finirent par excommunier car trop clément à leurs yeux, ils vénéraient leur sabre leur fusil leur chef et quand ils ne se battaient pas entre eux ils allaient gaiement massacrer et razzier dans l’obscurité, sous mes yeux de fonctionnaire, pourquoi ne fournissait-on pas d’équipements de vision nocturne à l’armée algérienne, c’était leur seule excuse pour ne pas intervenir, ils étaient aveugles, l