Выбрать главу
ire je suis encore tout gluant de la nuit passée encore tout tremblant d’alcool, un peu fébrile, hier soir me revient avec une grande vague de honte, la porte refermée sur l’obscur sur Hadès dévoreur de guerriers la vie entre parenthèses dans un train qui me ramène à Rome, à son regard clair — elle va faire une drôle de tête en me voyant, en me voyant dans cet état, transparent grand ouvert par l’alcool et la nuit, par les rencontres dans la nuit, hier en sortant pour la dernière fois du boulevard Mortier j’ai erré de bar en bar à Montmartre jusqu’à finir ivre mort soûl éthéré comme un devin un oracle prévoyant la fin du monde et tout ce qui s’ensuit, les rencontres les hésitations les guerres le réchauffement de la planète le froid plus froid le chaud plus chaud les Espagnols échappant au désert pour se réfugier à Dunkerque les palmiers à Strasbourg mais pour le moment dehors il gèle il pleut les Alpes débordaient de neige ce matin je n’ai presque rien vu je cuvais au rythme du train depuis la gare de Lyon après deux heures de sommeil un affreux réveil une aspirine et une demi-amphétamine pour rendre le voyage plus pénible — mais j’ignorais que j’allais rater l’avion, que je courrais attraper le train de neuf heures, tout juste et sans billet, mon haleine a dû effrayer le contrôleur, toujours les difficultés à partir, après le coup de pied dans les couilles de Marianne il y a dix ans un autre genre de douleur dans les testicules aujourd’hui, la honte me fait frissonner, je serre fort les paupières jusqu’à écraser une larme rageuse de regrets pour hier soir, cette nuit la rencontre absurde de l’alcool de la drogue et du désir, à la Pomponette rue Lepic le seul bar du quartier ouvert jusqu’à quatre ou cinq heures du matin, vieux rade montmartrois d’où l’on sort toujours en titubant, hier à part les habitués il y avait une femme d’une soixantaine d’années très maigre avec un long visage fin qu’est-ce qui m’a pris, elle était très surprise de mon intérêt, méfiante, je me suis introduit dans sa solitude lâchement, en souriant, elle se demandait si c’était du lard ou du cochon et je la désirais, elle s’appelait Françoise, elle buvait beaucoup elle aussi, je ne sais pas pourquoi je me suis rapproché d’elle, je préfère ne pas y penser, entomologiste de la nuit épingler cet insecte peut-être, j’aurais pu lui dire je veux t’épingler violemment si j’avais pensé à quoi que ce soit mais je l’ai seulement embrassée par malice en fait par défi par joie de ma dernière soirée parisienne sa langue était très épaisse et amère elle buvait de la Suze je détourne le regard de la fenêtre j’observe la compagne de l’Hemingway cruciverbiste, elle a une élégante lassitude dans les traits, elle a posé la tête contre l’épaule de l’homme ses cheveux détachés à présent recouvrent un peu la revue de mots croisés — Françoise ne parlait pas d’épingler, elle disait je veux bien que tu me bines, elle me parlait de la biner, à l’oreille, avec beaucoup de pudeur, elle disait je veux bien que tu me bines en pensant que c’était un euphémisme, parce que j’en ai envie disait-elle, et c’est ce qui s’est produit, un binage, rien de plus, ses yeux grands ouverts sur rien comme une aveugle, ses rides devenaient des sillons dans la pénombre, dans la faible lumière rasante de la rue, elle souhaitait rester dans le noir, rez-de-chaussée ancienne loge de concierge rue Marcadet un binage sans préambules elle est vite partie vers la salle de bains sans dire un mot ni même se retourner, et une fois l’hébétude de l’orgasme passée j’ai compris qu’elle n’en sortirait pas avant que je m’en aille, qu’elle avait aussi honte que moi le désir assouvi alors je me suis rhabillé en une minute j’ai claqué la porte pour me réfugier au grand air sous la pluie qui n’avait pas cessé, chien mouillé à l’appendice caudal collant dans le falzar, la nuit épaisse et le retour au comptoir tout plein de honte bête et crasseuse, envoyée par le fond avec une petite poire de plus, en cherchant ma monnaie je me suis légèrement entaillé la pulpe de l’index sur l’étui de la capote remis machinalement dans ma poche et maintenant quinze heures plus tard il y a une petite plaie diagonale sur le doigt que j’écrase contre la vitre froide : je regrette je ne sais pas pourquoi je regrette, on regrette tant de choses dans la vie des souvenirs qui parfois reviennent brûlants la culpabilité les regrets la honte qui sont le poids de la civilisation occidentale si j’avais attrapé l’avion je serais à Rome depuis des heures déjà, je me retourne une fois de plus sur le siège la tête vers la droite vers le grand vide du dehors, à reculons, je vais à reculons dos à la destination et dos au sens de l’histoire qui est le sens de la marche, histoire qui m’amène directement au Vatican, avec une valise pleine de noms et de secrets : je vais retrouver Sashka à Rome, son chat obèse, l’appartement, ses cheveux courts dans mes mains et ce silence étrange qu’il y a entre nous, comme si je pouvais effacer par son ignorance le poids des remords, les femmes, les insectes, les traces, la guerre, La Haye, les fantômes de mes dossiers du Service, Algérie d’abord, Moyen-Orient ensuite, et récemment je rêvais d’une affectation en Amérique du Sud, pour changer d’air vicié, de noms et de langues, c’est peut-être la raison de ce voyage, me déplacer dans les phonèmes comme dans un nouveau monde, ni la langue de mon père ni celle de ma mère, une troisième, une autre, et dans le rythme de ce train monocorde me récrire pour renaître en descendant — le voyageur fatigué s’invente des jeux idiots, des souvenirs, des rêveries, des compagnies pour passer le temps puisque le paysage est entièrement invisible dans la nuit, incapable de dormir, je revois malgré moi les photos des moines de Tibhirine visages sans corps dont j’avais une copie dans mon dossier, immortalisés par l’ambassade d’Alger, le premier choc de ma nouvelle vie d’espion qui me ramenait d’un coup aux blessures aux massacres aux vengeances à la colère froide de la vengeance les têtes terreuses noircies j’entrais dans la Zone dans la terre algérienne qui rendait des membres et des cadavres plus qu’en Bosnie, ensuite la longue liste soigneusement enregistrée ne fit que grandir, Sidi Moussa, Ben Talha, Relizane, l’un après l’autre, les récits de haches et de couteaux dans l’ombre dans les flammes les scénarios tous identiques : à quelques centaines de mètres d’un poste de l’armée algérienne une bande de terroristes s’est introduite dans le quartier a commencé systématiquement le massacre de la population les femmes les hommes les hommes les femmes les enfants les nouveau-nés égorgés éventrés brûlés fusillés jetés contre les murs les têtes éclatées les bijoux arrachés des doigts des poignets à la hache les belles vierges emportées dans les montagnes le butin la part d’honneur pour les vainqueurs sans ennemis dans la nuit et les guerriers tuaient tuaient tuaient des banlieusards aussi pauvres qu’eux ou des paysans plus pauvres encore, il n’y avait rien dans nos notes et nos rapports, rien de rien à part des flots de sang insensés des noms de villages et d’émirs de maquis touchés par la furie d’Arès, des barbus au discours de plus en plus incompréhensible, de plus en plus abscons, qui parlaient de Satan et de Dieu de la vengeance de Dieu de tous ces paysans ces Algériens qui étaient des impies et méritaient la mort, les traducteurs me transcrivaient en français les tracts les déclarations de guerre les anathèmes les injures contre l’Occident l’armée le gouvernement les fermiers les femmes l’alcool le bétail la vie et Dieu lui-même qu’ils finirent par excommunier car trop clément à leurs yeux, ils vénéraient leur sabre leur fusil leur chef et quand ils ne se battaient pas entre eux ils allaient gaiement massacrer et razzier dans l’obscurité, sous mes yeux de fonctionnaire, pourquoi ne fournissait-on pas d’équipements de vision nocturne à l’armée algérienne, c’était leur seule excuse pour ne pas intervenir, ils étaient aveugles, la nuit était la nuit elle appartenait aux guerriers et je savais moi mieux que personne la frayeur du combat dans le noir, au milieu des civils entre les maisons ils ne pouvaient rien faire — mais sans la provoquer la terreur leur convenait, le trouble les favorisait, l’Europe n’avait d’autre choix que de soutenir leur régime moribond contre la barbarie et l’extrémisme pour protéger le pétrole les mines les villageois les ouvriers les laïques les mécréants les libéraux la région les Tunisiens les Marocains qui n’en menaient pas large, il fallait tenir, les Troyens étaient auprès du rempart, près d’envahir le campement et de nous pousser à la mer dans nos nefs creuses, les islamistes étaient l’ennemi commun et ce déjà avant 2001, avant la Grande Entente qui allait nous faire échanger des terroristes à foison, le Grand Nettoyage, des suspects des activistes de tout poil expédiés à Guantánamo, balancés des avions au milieu de l’océan Indien, torturés dans des caves pakistanaises ou égyptiennes, des listes et des listes les plus larges possible jusqu’à la pomme de discorde irakienne, Troie met dix ans à tomber, et dans mon bureau bien gardé je débutai comme comptable des corps, comme qui devient arbitre après avoir été boxeur et ne touche plus lui-même les visages qui explosent sous les poings, il compte les coups, je donnais l’Algérie plusieurs fois battue par KO, et même levais haut le bras des vainqueurs dans des rapports interminables : Lebihan mon chef me félicitait sans cesse pour ma prose, on s’y croirait disait-il, vous êtes le champion toutes catégories de la note, mais ne pourriez-vous pas être un peu plus sec, aller un peu plus à l’essentiel, imaginez, si tout le monde faisait comme vous on ne saurait plus où donner de la tête, mais bravo mon cher bravo — pauvre Lebihan, il avait sans cesse des ennuis de santé, jamais très graves, toujours très ennuyeux, urticaire, prurit, pelade, champignons en tout genre, il m’était sympathique, il me vouvoyait, je n’ai jamais rien su de lui ou presque, à part qu’il était originaire de Lille comme son nom ne l’indiquait pas (si c’était vraiment son nom) et qu’il portait une alliance — c’était un spécialiste du FIS, des GIA, de toutes sortes de groupuscules plus ou moins violents, dont on retrouverait les noms et ceux de leurs membres des années durant éparpillés aux quatre coins de la planète, parfois avec une orthographe différente ou un surnom, parfois dans une liste de “supposés décédés”, à cause des problèmes de transcription de l’arabe il y avait des types chez nous qui avaient trois ou quatre fiches qu’il fallait regrouper, certains morts trois fois de suite dans trois endroits différents et retrouver un homme n’était pas toujours facile, même si ce n’était pas notre principal objectif, comme me faisait gentiment remarquer Lebihan, les menaces contre la sécurité intérieure regardent la DST, et les flics ne se gênaient pas pour nous mettre des bâtons dans les roues quand ils le pouvaient, persuadés que nous faisions de même, ce qui était sans doute le cas — dans l’embrouille incroyable de l’affaire des moines de Tibhirine chacun avait tiré la couverture à soi, les Affaires étrangères, le Service, tout le monde, et par la suite, quand la DST récupérait un officier algérien “passé en France” ou un islamiste qui demandait l’asile, ils gardaient les informations pour eux, distillant au compte-gouttes ce qui pouvait nous être utile, comme nous, plus ou moins, avec les renseignements que recueillait le poste, ces faux diplomates reclus, emmurés dans leur ambassade dont le seul contact avec l’extérieur était leurs précieuses “sources” : j’y suis allé une fois, avec un passeport de service et un nom d’emprunt, quarante-huit heures à peine, juste pour rencontrer les deux types que nous avions là-bas et un militaire autochtone dont j’ai oublié le nom, Alger la blanche était grise, morte dès le coucher du soleil, noyée sous les chômeurs et la poussière, Cervantès le rescapé de Lépante avait passé ici cinq ans en captivité, à rêver de plans d’évasion du même genre que ceux des islamistes dans les geôles gouvernementales, nous avions rendez-vous avec la “source” dans une magnifique villa des hauteurs de la ville, que soi-disant je devais louer, une villa immense et meublée, avec une piscine, propriété d’un commerçant qui s’était réfugié à Nice — le contact fut bref, je me souviens de son air bravache, presque méprisant à notre égard, et de la peur, la très grande peur qu’on sentait pourtant dans sa voix : le marché était clair, il voulait aller à Paris, une carte de séjour et de l’argent contre des informations sensibles, tous rêvaient de la même chose, ils avaient l’impression de se vendre très cher et ne se rendaient pas compte que pour nous le prix était dérisoire, que n’importe quel ingénieur dans la pharmacie ou les biotechnologies valait dix ou quinze fois plus qu’eux, le tiers-monde reste le tiers-monde même dans les tractations les plus spécialisées, l’avantage du coût de la vie, et moi-même si j’y pense en insistant j’aurais pu me vendre bien plus cher, qui sait, si j’avais proposé mes documents ailleurs, c’est la loi du métier, le vendeur fixe le prix, j’aurais pu y inclure ma chambre au Plazza et un morceau de la vraie Croix ils auraient accepté, qu’est-ce qu’un peu d’argent au regard de l’Eternité — Cervantès fut racheté par une congrégation de religieux pour cinq cents escudos alors qu’il était sur le point d’être déporté vers Istanbul, en 1996 Alger la blanche sentait la sueur le pneu brûlé l’huile chaude et le cumin, j’avais mis des lieux et des paysages sur mes notes, des visages, des parfums sur mes synthèses, la peur, des remugles de peur qui me rappelaient les odeurs de Mostar et de Vitez, les islamistes avaient peur de l’armée, l’armée avait peur des islamistes et les civils crevaient de trouille devant tout le monde, coincés entre le sabre de la vraie Foi et les chars de combat des toughât, les “tyrans” du gouvernement, Alger la blanche où mon père a servi, entre 1958 et 1960, je me revois échanger avec lui des impressions, des souvenirs — bien sûr contre toutes les règles de sécurité je lui avais parlé de mon voyage, il était bien surpris, par les temps qui courent, disait-il, depuis mon retour de Croatie il me regardait d’un air soupçonneux, cherchant toujours à me fixer dans les yeux, peut-être pour y chercher les traces de la guerre, je ne comprenais pas pourquoi, je comprendrais pourquoi plus tard, pour l’heure j’apprenais petit à petit à distinguer les partis, les émirs, les factions et les groupuscules et j’avais fort à faire, comme on dit, pour me former à ma Zone, je m’y enfonçais sans m’en rendre compte, maintenant je suis devenu un expert, un spécialiste de la folie politico-religieuse qui est une pathologie de plus en plus répandue, qui s’étend comme s’étendaient les champignons ou les pustules sur le corps de Lebihan mon supérieur d’alors, il n’y a plus un pays qui n’ait pas ses futurs terroristes, extrémistes, salafistes, jihadistes de tout poil et Parme qui s’enfuit dans la nuit avec sa noblesse napoléonienne me donne mal à la tête, ou peut-être est-ce la peur, la peur panique de l’obscurité et de la douleur