Pronto avec un air supérieur, je me demande ce qu’il va m’annoncer, lui, certainement pas la fin du monde, plutôt la fin d’un couple d’acteurs hollywoodiens ou l’overdose de cocaïne d’un businessman italien de trente ans, le neveu ou le petit-fils d’Agnelli le génie de la Fiat, je parviens à lire son prénom sur la couverture, Lupo, c’est étrange, je dois me tromper, comment peut-on être homme d’affaires et s’appeler Loup, je l’imagine beau, le poil brillant, les dents blanches, l’œil vif et un rien rougi, on l’a sans doute retrouvé inconscient dans un appartement de luxe de Turin, peut-être en compagnie de quelque demi-mondaine, sa Lamborghini bien garée en bas, avec qui sait un peu de sang ou de bile sur sa chemise Armani déboutonnée, et je devine l’émoi des femmes au foyer qui lisent majoritairement ces revues, mon Dieu ce loup est bien beau, bien riche et bien né, quel triste gâchis, il aurait pu avoir la décence de s’écraser contre une barrière de sécurité à trois cents kilomètres à l’heure, un accident d’hélicoptère, voire de jet-ski, finir découpé en morceaux par une des hélices de son propre yacht, même abattu d’une balle en plein visage par un mari jaloux ou un sicaire maffieux mais la drogue, la drogue, c’est comme s’il avait attrapé la vérole, c’est une honte, c’est impossible, injuste, pour un peu il me serait presque sympathique ce jeune loup turinois qui plonge sa grande famille dans le scandale, j’espère qu’il sortira de l’hôpital avant la fin du monde, mon voisin a un air condescendant et réprobateur, il hoche le chef en émettant de petits bruits avec la langue alors que dehors la nuit tombe, nous sommes dans la plaine, la triste plaine de Lombardie que l’obscurité envahit Dieu merci le crépuscule sera court les arbres nus gelés debout auprès des lignes électriques disparaîtront on ne devinera plus que leurs ombres et la lune sortira peut-être de temps en temps des nuages pour éclairer les collines avant Bologne, nous glisserons ensuite vers le sud-ouest dans la mollesse toscane jusqu’à Florence et enfin dans la même direction jusqu’à Rome, encore près de cinq heures avant la gare de Termini, les églises, le pape et tout le toutim, le Saint-Frusquin romain : bondieuseries et cravates, encensoirs et parapluies, le tout noyé dans les fontaines du Bernin et les automobiles, là où, sur les pavés pourris et le Tibre nauséabond, flottent les Vierges à l’Enfant, les saints Matthieu, les Pietà, les descentes de croix, les mausolées, les colonnes, les carabiniers, les ministres, les empereurs et le bruit d’une ville ressuscitée mille fois, rongée par la gangrène la beauté et la pluie, qui plus qu’une belle femme évoque un vieil érudit au savoir magnifique qui s’oublie facilement dans son fauteuil, la vie le quitte par tous les moyens, il tremble, tousse, récite les Géorgiques ou une ode d’Horace en se pissant dessus, le centre de Rome se vide de la même façon, plus d’habitants, plus de commerces de bouche, des fringues des fringues et des fringues à en perdre la tête des milliards de chemises des centaines de milliers d’escarpins des millions de cravates d’écharpes assez pour recouvrir Saint-Pierre, pour faire le tour du Colisée, pour tout enfouir sous les nippes à jamais, et laisser chiner les touristes dans cette immense friperie religieuse où brilleraient les regards avides de découvertes, regarde, j’ai trouvé une magnifique église de Borromini sous ce manteau de fourrure, un plafond des frères Carrache derrière cette veste de chasse et dans ces bottes en cuir noir les cornes du Moïse de Michel-Ange, si on ne m’y attendait pas je n’y retournerais jamais, si à l’âge d’homme tout était plus simple je n’aurais jamais fait ce voyage, jamais porté cette dernière valise, plus mon Loire gaulois que le Tibre latin, les vers de Du Bellay appris par cœur au collège, heureux qui comme Ulysse et ainsi de suite, j’ai mes Regrets moi aussi, Ungaretti disait que le Tibre était un fleuve fatal, Ungaretti né à Alexandrie d’Egypte y a vécu jusqu’à l’âge de vingt ans avant de s’embarquer pour Rome puis de s’installer en France, Alexandrie, il y a Alexandrie du Piémont pas très loin d’ici, je n’y suis jamais allé, je me souviens à Venise j’avais demandé dans une agence de voyages s’il y avait des bateaux pour Alexandrie et l’employée (blonde Vénitienne, un genre de barrette à la bouche comme d’autres un cure-dent) m’avait regardé interloquée, pour Alexandrie mais il y a le train, et dans cette confiance immédiate que l’on fait aux professionnels j’avais envisagé, l’espace d’une seconde, un train qui irait de Venise à Alexandrie d’Egypte, direct via Trieste Zagreb Belgrade Thessalonique Istanbul Antioche Alep Beyrouth Acre et Port-Saïd, défi à la géopolitique et à l’entendement, et même, une fois sa confusion comprise, Alexandrie du Piémont, j’allai jusqu’à rêver un train qui unirait toutes les Alexandries, un réseau entre Alexandrie du Piémont Alexandrette de Turquie Alexandrie d’Egypte Alexandrie d’Arachosie, la plus mystérieuse peut-être, perdue en Afghanistan loin des chemins de fer, le train s’appellerait l’Alexandre-Express et irait d’Alexandrie Eschate au Tadjikistan jusqu’au Piémont via les lèvres de l’Afrique en treize jours et autant de nuits, Alexandrie d’Egypte autre décadente ville de la décadence qui ne manque pas de charme quand il pleut ou quand il fait noir, je me souviens nous y avions un hôtel sur la Corniche la première fois nous passions des heures au balcon face à la Méditerranée jusqu’à ce qu’un gros bloc de ciment s’en détache et soit à deux doigts de tuer un type assis à la terrasse, en bas, il a à peine levé les yeux, Egyptien habitué à ce que le ciel manque chaque jour de lui tomber sur la tête, dans cette chambre double je dormais avec Marianne, elle se déshabillait dans la salle de bains, elle avait un corps, un visage à vous déchirer l’âme et la mienne ne demandait que cela, dans le parfum de pluie et de mer d’Alexandrie je m’enivrais des parfums de Marianne, notre hôtel n’était pas le Cecil, rien de Durrell dans notre séjour, à l’époque j’ignorais tout des livres, d’Ungaretti ou de Cavafy ce triste petit employé d’une des immenses banques qu’il y a à Ramleh, ou de la Bourse du coton, en sortant du travail il fréquentait les gigantesques pâtisseries où il rêvait d’Antoine le vaincu d’Actium en regardant un serveur arabe se déhancher et le soleil se coucher sur le fort mamelouk, la nuit tout se ressemble, je pourrais être à Alexandrie, dans cet hôtel de la Corniche battu par les embruns tout comme ma vitre est maintenant striée de pluie, il faisait triste et il pleuvait, une nuit, doucement maintenant, presque au pas comme la locomotive italienne je rejoins Marianne dans cet hôtel glacé où nous grelottions, je ferme les yeux pour me souvenir de ce contact, de ce coït plutôt vulgaire et rapide, a-t-il eu lieu, m’a-t-elle seulement laissé l’embrasser, je ne crois pas, elle avait gardé son pull son écharpe la chambre était pleine de courants d’air mais au matin il y avait un grand soleil la mer était bien bleue Marianne est vite repartie pour Le Caire je suis resté quelques jours de plus à tourner dans la ville et l’alcool, “Ricardo le vrai pastis d’Alexandrie” affreuse anisette égyptienne que je buvais sans glace dans un verre en plastique en regardant la mer, glorieuse solitude, le matin un thé dans une de ces pâtisseries près de la gare de Ramleh avec un croissant pur plâtre d’au moins cinq cents grammes, à regarder bringuebaler les trams dans un fauteuil en cuir qui avait peut-être connu les culs désœuvrés de Tsirkas, de Cavafy, d’Ungaretti, fantômes dans cette ville rongée par la pauvreté, dos à la Méditerranée comme qui dirait dos au mur, crasseuse et insalubre dès qu’on quitte les quartiers du centre pourtant déjà crasseux, un bel endroit pour attendre la fin du monde en mangeant des poissons frits sous un grand soleil d’hiver au creux du ciel nettoyé par le vent, il fait très chaud dans ce wagon, je vais m’assoupir, je suis déjà à moitié endormi bercé par Marianne aux bras blancs, son visage se transforme, est déformé par le crépuscule allongé des arbres qui défilent, je suis retourné à Alexandrie j’y suis retourné souvent et pas toujours en rêve, pour conclure des transactions plus ou moins secrètes avec des généraux égyptiens dont l’importance se mesurait au nombre non pas d’étoiles mais de Mercedes, ces généraux qui luttaient contre le terrorisme islamique en se ponçant consciencieusement le front au papier de verre tous les soirs pour imiter l’usure de la peau contre le tapis de prière jusqu’à en avoir un cal et paraître plus pieux que leurs ennemis, en Egypte tout est toujours démesuré, je notais des noms des adresses des réseaux la trace d’activistes venus d’Afghanistan ou du Soudan, et les militaires, tous plus obèses les uns que les autres, ponctuaient leurs phrases d’