Выбрать главу
Vanguardia de Barcelone lui reprochait de trop décrire les combats et de ne pas assez parler de politique, il buvait de petits verres en racontant les premières batailles les chars yougoslaves contre les Croates dépenaillés, sa chambre d’hôtel était transformée en vrai musée de la Guerre, des éclats d’obus des munitions des queues de roquette des cartes des reliques en tout genre, Eduardo drôle de personnage idéaliste guerrier aujourd’hui converti à l’islam après avoir lutté pour le crucifix catholique, vice-président de la communauté musulmane de Hongrie, ancien chargé de communication du premier gouvernement irakien libre, les hommes veulent des causes, des dieux qui les inspirent, et dans ce mois d’août 1991 torride devant la piscine de l’Intercontinental sa R5 criblée de balles au parking son stylo à la main il pense à la sierra bolivienne au socialisme au Che et à son vieil uniforme troué, il vient de se faire tirer dessus par les Serbes sur l’autoroute de Belgrade, il rédige sa chronique, c’est la première fois qu’il est sous le feu, la vitre à moitié baissée a volé en éclats, le siège passager s’est ouvert soudain en crachant sa mousse dans des sifflements et des bruits métalliques, avec la vitesse et la distance il n’a sans doute pas entendu les détonations, il a fait une embardée éteint les phares par réflexe et continué droit devant lui les mains moites et serrées sur le volant la sueur dans les yeux jusqu’à la banlieue de Zagreb, jusqu’à l’hôtel, jusqu’aux collègues étrangers les deux photographes français qui partagent sa chambre, ils voient arriver Eduardo en nage hors de lui ces deux journalistes de vingt-cinq ans sont venus eux aussi jusqu’en Croatie pour se faire tirer dessus et courir dans la campagne les tanks yougoslaves aux fesses, pour eux Eduardo est un maître, un homme d’expérience et voilà qu’il arrive tremblant et en sueur, il ne dit rien, il prend son carnet et va doucement se soûler à la prune au bord de la piscine en regardant les reporters américaines rire dans l’eau des blagues de leur caméraman, c’est là que ça se produit, touché par Zeus Eduardo Che Rózsa a choisi son camp, dès le lendemain à Osijek il ira voir les officiers croates, il s’enrôlera, rejoindra les rangs achéens dans une belle colère, une rage contre les Serbes : les journalistes l’ont vu un beau jour dans un uniforme kaki, un fusil sur l’épaule et à mon arrivée fin septembre il avait abandonné la plume pour se consacrer à la guerre, il en reviendra décoré médaillé citoyen d’honneur de la nouvelle Croatie, un héros, parrain de je ne sais combien d’enfants, et il écrira lui-même ses exploits, jouera son propre rôle au cinéma — la première fois que je l’ai vu ce n’était pas à l’écran, il était assis au milieu du fossé dans lequel je rampais à Osijek, j’avais la trouille au ventre, absolument désemparé, les obus pleuvaient devant nous il y avait l’armée yougoslave ses blindés et ses troupes d’élite, je ne savais pas où j’allais je remontais la tranchée le nez dans le parfum d’automne, dans l’humus, pour m’échapper, pour rentrer chez moi, pour retrouver la chambre de bonne et les caresses de Marianne, je n’entendais plus rien je ne voyais plus grand-chose j’avais aperçu mon premier blessé tiré mes premières cartouches vers un bosquet, l’uniforme de la garde nationale n’était qu’une veste de chasse qui protégeait peu je frissonnais je tremblais comme un arbre sous les explosions Rózsa était assis là moi je rampais droit sur lui il m’a regardé en souriant, il a écarté doucement le canon de mon arme avec le pied, il m’a fait asseoir, il a dû me dire quelque chose dont je n’ai aucun souvenir et lorsque les nôtres ont commencé à faire feu c’est lui qui m’a appuyé contre le parapet d’une tape dans le dos pour que je tire moi aussi, avant de disparaître, Athéna vient insuffler le courage et l’ardeur aux mortels dans la bataille, et j’ai tiré posément, j’ai bien tiré avant de sauter hors du fossé avec les autres, la peur évanouie, envolée avec les projectiles en direction de l’ennemi et de la ferme que nous devions prendre, loin de Zagreb, loin de l’hôtel Intercontinental de sa piscine couverte de sa terrasse et de son sauna que je n’avais jamais vus, loin de Paris, Che Rózsa poursuivra sa carrière, j’entendis son nom plusieurs fois au cours de la guerre, des actes héroïques et d’autres plus mystérieux, comme l’assassinat d’un journaliste suisse accusé d’espionnage au profit de je ne sais qui, d’aucuns pensaient qu’il était venu infiltrer la brigade : on l’a retrouvé mort par strangulation au cours d’une patrouille, une dizaine de jours avant que le photographe britannique Paul Jenks ne soit abattu d’une balle dans la nuque alors qu’il enquêtait sur la mort du précédent, les héros sont souvent nimbés de ténèbres, marqués par Hadès grand mangeur de guerriers, Eduardo comme les autres, même si en ce temps-là les journalistes tombaient comme des mouches, en Croatie du moins, ou plus tard autour de Sarajevo assiégée — en Bosnie centrale, entre Vitez et Travnik, ils se firent beaucoup plus rares, à part quelques reporters de la télé du HDZ, le parti croate de Bosnie, qui avaient l’étrange habitude de sortir de nulle part, comme des diables d’une boîte, d’apparaître au moment le plus insoupçonnable et quelques reporters britanniques accrochés aux blindés blancs des emmerdeurs de la BRITFOR — ces photographes et journalistes faisaient un bien étrange métier, en quelque sorte espions publics, délateurs professionnels au profit de l’opinion, du plus grand nombre, nous les voyions ainsi, des mouchards de luxe qui nous haïssaient autant que les soldats de Sa Majesté nous méprisaient, frustrés par l’inaction la main sur la commande de leurs canons de 30 millimètres, perchés au haut de leurs Warriors repeints en blanc, les marchands de glace les appelait-on en Croatie, à quoi pouvaient-ils bien servir, ils ramassaient les cadavres et négociaient des cessez-le-feu pour se rendre en permission à Split, ils se baignaient, dansaient, buvaient du whisky avant de revenir compter les coups à Travnik, à la jumelle depuis leurs fenêtres, ou faire du jogging autour du stade — Eduardo