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Che Rózsa ex-agent secret ex-journaliste ex-commandant d’une des brigades les mieux organisées de Slavonie orientale écrivain poète scénariste devenu musulman et militant pour l’Irak et la Palestine, à Budapest dans sa maison de banlieue, repense-t-il aux tchetniks qu’il a abattus, à ses deux premiers morts, déchiquetés à la grenade dans une grange au bord de la Drave, à ses camarades tombés comme les miens, est-ce qu’il pense encore à la guerre, à la Croatie, lui le catholique par la mère communiste par le père, meurtrier par la grâce de Dieu, se souvient-il de la pluie glaciale de l’hiver 1991 aux alentours d’Osijek, Eduardo grandi au Chili jusqu’au coup d’Etat contre Allende, expulsé vers Budapest avec un charter de “rouges” étrangers qu’il n’était pas loisible de passer par les armes ou la baignoire, Eduardo dans un chemin inverse au mien commença par le renseignement avant de devenir journaliste, puis volontaire pour combattre avec les Croates, à nos côtés, et revint, plein d’usage et raison, vivre en Hongrie le reste de son âge, dans la poésie les scénarios les livres les missions étranges, plus tout ce que j’ignore de lui sans doute, Eduardo Che Rózsa qui ne m’a pas reconnu quand nous nous sommes croisés à Bagdad sur les bords du Tigre peu de temps après l’invasion, entre une gargote et un marchand de cacahouètes, au moment de l’euphorie passagère de la victoire, de la dictature renversée, de la justice restaurée — les trésors de Troie n’avaient pas encore fini de brûler, manuscrits, œuvres d’art, vieillards, enfants, que déjà les coalisés se congratulaient sur les rives du fleuve, sans se préoccuper des premiers attentats, des signes d’une catastrophe du même calibre que celle des années 1920, voire pire, Eduardo Rózsa se promenait en compagnie de quelques officiels sur les bords du Tigre éternel, je mangeais un épi de maïs acheté à un vendeur ambulant avec un type de l’ambassade, je venais de rencontrer Sashka et je n’avais envie ni de guerre ni de paix ni de la Zone ni de me rappeler la Croatie ou la Bosnie je voulais retourner à Rome ne serait-ce que vingt-quatre heures pour être avec elle, et voilà que le commandant Rózsa passe sans me voir, un fantôme, était-ce moi le fantôme ou lui, j’avais déjà commencé à disparaître je m’enfouissais petit à petit dans le contenu de la valise, dans Sashka que j’imaginais avoir vue pour la première fois à Jérusalem des années auparavant, en Irak il faisait une chaleur inouïe, une vapeur moite montait du Tigre lent et bordé de roseaux où de temps en temps s’échouaient des cadavres et des charognes comme sur la Save en 1942 sans émouvoir les patrouilles américaines qui se promenaient encore tels les Dupont Dupond un air béat sur le visage en regardant autour d’eux le pays qu’ils venaient de conquérir et dont ils ne savaient que faire, Bagdad partait à la dérive, ingouvernable comme Jérusalem ou Alger, elle se décomposait, un atome bombardé de neutrons, la faim, la maladie, l’ignorance, le deuil, la douleur, le désespoir sans bien comprendre pourquoi les dieux s’acharnaient ainsi sur elle, détruite, renvoyée aux limbes, à la préhistoire comme par les Mongols en 1258, bibliothèques, musées, universités, ministères, hôpitaux ravagés, Rózsa et moi les ex-guerriers venus pour partager ses dépouilles ou en humer les cendres, en spécialistes de la défaite, de la victoire, du Nouvel Ordre Mondial, de la paix des braves, des armes de destruction massive qui faisaient bien rigoler les militaires, ils se tapaient dans le dos en buvant de la Budweiser comme après une bonne blague, à Bassora les Britanniques étaient les même qu’en Bosnie, très sportifs, professionnels et indifférents, ils déchargeaient des camions d’aide humanitaire comme je les avais déjà vus faire à Travnik, comme Rózsa les avait observés à Osijek, avec la différence que cette fois-ci ils étaient autorisés à se servir de leurs armes, ce dont ils ne se privaient pas : ils chassaient les anciens baasistes comme d’autres le cerf ou plutôt le sanglier dans les Ardennes, les soldats anglais revenaient à Bassora, à l’endroit même où leurs grands-parents s’étaient installés en 1919, après les Dardanelles, après le Hedjaz et la Syrie, les tommies épuisés posaient leurs guêtres au pays des palmes et des citrons séchés, au bord des marais et des méandres du Chatt al-Arab, ils s’empiffraient de dattes et d’agneaux confisqués aux bergers autochtones, en se demandant combien de temps allait encore durer la guerre, elle dure toujours, près d’un siècle après le coup de feu balkanique de Gavrilo Princip, le pistolet de l’arbitre dans une course de fond, tous les participants sont déjà sur la ligne de départ, prêts à s’élancer vers le monde d’Arès grand mangeur de guerriers, espérant en revenir chargés de trésors et de gloire : Che Rózsa commandant bardé de médailles de la grande guerre patriotique croate, Vlaho ou moi décorés de l’ordre de la nation reconnaissante, Andrija avec une belle tombe de marbre noir sans cadavre, à notre frère le Héros, il n’a plus de corps, Andrija, pas d’ossements sous sa dalle, pas d’épingle dorée sur son veston c’est un nom une phrase un frère et un héros, je pensais à lui dans Bagdad conquise humiliée soumise et pillée en croisant Rózsa le Hongrois de Bolivie reconverti à l’islam et à l’entraide internationale, président de la communauté musulmane de Budapest, ou quelque chose du genre, après avoir été un fervent défenseur de l’Opus Dei, renseignait-il les Hongrois, les Russes ou les Anglais, étions-nous toujours collègues, collègues de l’ombre — dans la nuit de la guerre, de la Zone, des souvenirs des morts, nous habitions ensemble, sans nous voir, nous partagions la même vie, en nous croisant au bord du Tigre, ce Styx comme le Tibre comme le Jourdain le Nil ou le Danube comme tous ces fleuves mortels dégouline vers la mer, rivière d’urine le long d’un mur, les voies fluviales se recoupent comme les voies de chemin de fer et tissent une toile d’araignée autour du vide, au centre le creux marin abstrait et mouvant, d’un noir d’encre la nuit vert d’eau le jour et bleu acier à l’aube, je me suis toujours demandé pourquoi Eduardo Rózsa avait rejoint les Croates, pourquoi ces volontaires, cette brigade internationale dont j’aurais pu faire partie, il raconte dans ses livres qu’il combattait pour la Justice, pour aider le faible face au fort, les Serbes avaient eux aussi pourtant l’impression d’être menacés dans leur bon droit, ils défendaient leur terre, qui était leur terre parce que leurs maisons et leurs morts s’y trouvent, et des volontaires venaient aussi leur prêter main-forte, comme Rózsa et les siens aux Croates ou les moudjahidin aux Bosniaques, tous y voyaient une affaire internationale, un combat du juste contre l’injuste, à part les camarades plus ou moins apolitiques de Rózsa il y avait en Croatie un groupe de combattants étrangers dans les rangs du HOS, l’extrême droite croate, des néofascistes qui savaient par cœur des chants oustachis, des Français pour beaucoup, j’en connaissais de vue quelques-uns, aperçus au détour d’un meeting à Paris, ce genre de monde est petit, je les ai revus en armes aux environs d’Okučani puis croisés à Zagreb, c’était des soldats joyeux et paillards, ils étaient contents d’être là — comme disait Le Pen le borgne national l’émule oculaire de Millán Astray