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Scripta Minoa à moi, commencés par l’excavation de Harmen Gerbens le brutal violeur alcoolique de Garden City, et poursuivis par des milliers de noms de bourreaux et de victimes, consciencieusement annotés, dessinés telles les poteries calcinées de Troie VII la mystérieuse cité brûlée, répertoriés, classés, sans que je comprenne la raison de ma passion, comme Schliemann ou Evans, poussés toujours plus avant dans des recherches infinies, debout sur la grande fosse de l’histoire, les pieds dans le vide : à mon arrivée boulevard Mortier, après avoir été recruté contre toute attente malgré mon passé guerrier et mes origines étrangères, plongé dans ma Zone solitaire peuplée de fantômes d’ombres vivantes ou mortes au beau milieu des archives infinies du secret dans ces couloirs insonorisés, ces tunnels sous le boulevard, chaque soir je traversais Paris jusqu’au 18e arrondissement et mon deux-pièces cuisine de nouveau fonctionnaire, trente mètres carrés de désordre au sixième sans ascenseur, comme il se doit, la tête sous le zinc du toit parisien, le coude sur le zinc du rade d’en bas, matin et soir, avant et après le métro, café à l’aller, pression au retour, petit à petit les habitués deviennent la famille anonyme du patriarche limonadier, les soldats de l’officier brasseur, Jojo Momo Pierre Gilles et les autres, des fous et des moins fous, des alcooliques et des sobres, des solitaires et des pères de famille, certains étaient comme les cafards, impossibles à éradiquer, d’autres disparaissaient du jour au lendemain, et Momo Pierre Gilles et leurs frères de bouteille spéculaient alors sur la disparition de Jojo, cancer, cirrhose, ou cette deuxième plaie de l’ivrogne après la Faculté, la femme, l’épouse qui vous interdit de 421 et de petit kir, il allait de soi pour tous ces piliers de comptoir qu’on ne quittait pas volontairement un bon bistrot quand on en avait trouvé un, c’était aussi improbable à leurs yeux que laisser un appartement confortable et bon marché pour s’en aller vivre à l’Armée du Salut, Michel le patron rassurait ses ouailles sur le destin de tel ou tel, je l’ai croisé dans le quartier, il va bien — il mentait c’est certain pour ne pas effrayer sa paroisse, par générosité, saint Michel le patron avait une grande tendresse pour ses buveurs invétérés, et plus qu’un fonds de commerce il y voyait une entreprise de salut public, la fabrique du lien social à laquelle il participait volontiers en se servant un petit baby de temps en temps, en payant de bon gré la tournée quand il perdait aux dés, il prodiguait tendresse et conseils amoureux, professionnels ou financiers, à la petite échelle d’un bar de quartier, où rares étaient ceux qui réussissaient à obtenir une ardoise (le crédit est mort, les mauvais payeurs l’ont tué) plus par sens de l’éducation et de la morale, d’ailleurs, que par méfiance ou avarice, le bistrot du 18e, autant dire un bar sans nom, sans rien de spécial dans le décor ou dans les banquettes de skaï marronnasse fait partie de ma vie, chaque soir une ou deux bières au comptoir avant de monter mes étages bien cirés jusqu’à mon domicile sans femme ni télévision, au cours de l’ascension de mon Olympe parisien je me défais petit à petit de la crasse du monde du Boulevard, de la Zone, pour entrer dans une autre — mes photos de la Risiera di San Sabba au mur, à côté le portrait de Globocnik à Trieste, celui de Stangl à Udine, maintenant le cliché de Sashka à Pétersbourg, et à sa place, avant, bien encadrée, l’image de Stéphanie sur le Bosphore, que j’ai retrouvée dans un placard et que j’ai balancée hier matin dans une poubelle, le verre s’est brisé immédiatement dans un cri, pendant des années chaque soir le même rituel monter les marches sortir la longue clé couleur bronze l’introduire dans la vieille serrure ouvrir la porte sentir l’odeur de tabac froid parfois de poubelles ou d’alcool aller jusqu’à la fenêtre ouvrir les volets regarder quelques secondes les voitures passer dans la rue ranger les bouteilles vides qui traînent les fringues éparpillées puis prendre un livre m’asseoir dans mon fauteuil avec, selon l’humeur et les ressources, un verre de vin ou une bière à la main — curieux cette passion pour la lecture, un reste de Venise, de Marianne grande dévoreuse de livres, une façon de s’oublier de disparaître corps et biens dans le papier, petit à petit j’ai remplacé les romans d’aventures par les romans tout court, la faute à Conrad, à Nostromo et au Cœur des ténèbres, un titre en appelle un autre, et peut-être sans bien comprendre, qui sait, je me laisse porter, page après page, et bien que j’aie passé déjà une grande partie de ma journée de fonctionnaire trouble à lire — des notes, des rapports, des fiches, sur mon écran bien gardé — il n’y a rien alors que je désire plus qu’un roman, où les personnes soient des personnages, un jeu de masques et de désir, et petit à petit m’oublier moi-même, oublier mon corps au repos dans ce fauteuil, oublier mon immeuble, Paris, et jusqu’à la vie entière au gré des paragraphes, des dialogues, des aventures, des mondes insolites, c’est ce que je devrais faire maintenant, continuer le récit de Rafaël Kahla, retrouver Intissar la Palestinienne et Marwan mort à un carrefour de Beyrouth, voyage dans le voyage, pour écarter la fatigue, les pensées, le train bringuebalant et les souvenirs — guerrier, espion, archéologue de la folie, perdu maintenant sous un nom d’emprunt entre Milan et Rome, en compagnie de fantômes vivants comme Eduardo Rózsa le justicier hongrois vêtu de noir qui allait à la messe bien volontiers, tout ce que je m’efforçais d’oublier en lisant dans mon fauteuil à Paris, en m’enfonçant dans la Zone dans l’Algérie des égorgeurs et des égorgés, la Zone territoire des dieux courroucés et sauvages qui s’affrontaient à l’infini depuis l’âge du bronze au moins et peut-être même avant, depuis les cavernes les haches de pierre et les silex qui provoquaient de magnifiques blessures bien déchiquetées, sans compter les massues, les casse-tête, les triques, les maillets, ancêtres du marteau du camp de Stara Gradiška avec lequel mes cousins oustachis défonçaient les crânes serbes juifs et roms pour se désennuyer du couteau, au même moment à Trieste à la Risiera les gardes ukrainiens achevaient les partisans croates et slovènes avec une belle arme presque une masse médiévale un cube de métal acéré fixé à un épais câble d’acier au confortable manche de bois, qui avait fabriqué cet engin, un ingénieur ou un mécanicien qui sait, peut-être son nom est-il quelque part dans la valise, quelque part, dans le dossier de Trieste, ville du grand vent et de la matraque, à la magnifique synagogue et aux deux églises orthodoxes, serbe et grecque, Trieste port des Habsbourg depuis le XIII