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e siècle où passèrent les corps de François-Ferdinand et de la belle Sophie en provenance de Sarajevo, la ville leur rendit un dernier hommage, son adieu à l’Empire, avant de les expédier par le train à Vienne via Klagenfurt, bientôt le port adriatique changerait de mains et de nation, passerait à l’Italie avant de retrouver la germanité fin 1943, puis d’être pris d’assaut par les nouveaux Slaves du Sud pour quelques mois en 1945 : quatre pays en trente ans, ville austro-hongroise italienne annexée au Reich puis à la république yougoslave de Slovénie enfin gouvernée par les Anglo-Américains avant de retrouver l’Italie et de s’endormir pour longtemps aux confins de l’Europe démocratique, fatiguée, désertée par les juifs les Grecs les Allemands les Hongrois les Slovènes, enclavée à l’extrémité de la Vénétie julienne, à la frontière de la slavitude rouge, au bord du Karst meurtrier, auprès du golfe bien gardé par le château branlant de Duino où Rilke profitait en 1912 des mêmes largesses que, trente ans plus tard, les officiers de la marine allemande qui s’y installèrent, hiersein ist immer herrlich, Rilke reçu par la princesse Thurn und Taxis narguait de loin le sombre James Joyce, accueilli au même moment par de raides professeurs de la Berlitz School et morigéné par sa jeune épouse à chaque fois qu’il rentrait soûl, le petit Irlandais rustre et titubant dans le vent, un des nombreux visiteurs, des nombreux wagons qui se croisent là, sur les môles interminables d’un port aujourd’hui presque désert, j’y suis allé pour la première fois en permission entre deux fronts avec Andrija et Vlaho, je les ai traînés à Trieste depuis Zagreb en passant par Rijeka la grise et par Opatija la plus respectable des stations balnéaires austro-hongroises où nous sommes restés à peu près une heure, le temps de nous apercevoir que la moyenne d’âge des curistes était proche de celle de Vichy, d’Evian ou plutôt de Karlovy Vary, c’était la fin de l’hiver 1992, le printemps n’était pas encore arrivé, Vlaho malade se soignait à la rakija, il était vexé parce qu’une prostituée avait refusé de coucher avec lui sous prétexte qu’il était enrhumé à mort, il avait fait un scandale dans ce bar sordide de Novi Zagreb, provoquant l’hilarité générale, m’enfin, c’est juste mon nez qui goutte, pas le reste, j’ai pas la chtouille du tarin — depuis il était grognon, nous lui proposions malicieusement de profiter des eaux sulfureuses d’Opatija et des vieilles dames, sûrement moins regardantes que les professionnelles attentives à leur santé, qui plus est toutes ces Allemandes âgées et respectables venaient certainement pour se soigner elles aussi, elles seraient compréhensives, Vlaho haussait les épaules en disant ah, c’est malin, c’est malin, bon, on va où ? et de fil en aiguille nous sommes arrivés en Italie, avant de repartir pour l’Herzégovine en passant par la Dalmatie, une pause de deux jours chez Vlaho plus ou moins guéri, insultés à longueur de journée par son grand-père le Partisan qui levait tous ses verres en criant smrt fašizmu, Vlaho répondait heil Hitler en vidant le sien pour le faire enrager, au milieu des vignes à quelques kilomètres de Split où dansaient les soldats de la Forpronu, leurs hélicoptères nous survolaient et nous, nous avons dû faire du stop militaire pour rejoindre Mostar — aujourd’hui ces souvenirs sont un genre de vieux film yougoslave, les images paraissent vieillies, démodées, elles ne sont plus miennes, seules les sensations restent : la honte, la peur, le plaisir, le danger restent, les odeurs aussi, les contacts, le visage d’Andrija, la main de Vlaho, serrée autour de son verre ou de son fusil, c’était notre champion de démontage et graissage, même les armes les plus exotiques, les plus invraisemblables il pouvait les mettre à nu presque les yeux fermés, armer une mine ou un piège à fil aussi simplement qu’il se grattait le cul ou se mouchait, sans jamais se rendre compte, croyait-on, de ce qu’il manipulait, avec une dextérité de rongeur devant une noix, rapide, précis, il mangeait de la même façon, vite, les pattes avant jointes, son visage bonhomme s’ouvrait dans un sourire immense à la vue de la boisson de la nourriture ou d’une arme nouvelle : Vlaho est un mulot, un loir, une souris ou un rat, et surtout un enfant mâle, la guerre était son élément, car elle était simple, drôle et virile, dans un monde où devenir un homme ne signifiait pas grandir mais s’affûter, se réduire, se tailler comme une vigne ou un arbre auquel on retire petit à petit les branches, la partie femelle, ou la partie humaine, allez savoir, un buis de jardin classique sculpté en forme de guerrier, on aurait aussi bien pu dire en forme de phallus, de fusil, d’archétype du mâle auquel nous cherchions tous à ressembler, fort, adroit, chasseur préhistorique décervelé capable de toutes les forfanteries, bravache, orgueilleux mais soumis au plus fort et au supérieur hiérarchique, méprisant les faibles, les femmes et les pédés, tout ce qui ne lui ressemble pas, en fait, Vlaho, Andrija, les autres et moi petit à petit nous nous sommes transformés en soldats, en professionnels, bien sûr nous écrasions une larme de temps en temps, mais elle était vite cachée et effacée déguisée en sueur ou en fumée dans l’œil, une accolade et voilà, ou du moins c’est ce que nous aurions souhaité, parfois tout s’effondrait, le bouclier d’Achille percé, les belles cnémides arrachées, la lance brisée, et il restait alors juste un enfant nu recroquevillé appelant sa mère ou ses frères gémissant pleurant dans son sac de couchage ou sur son brancard, je me souviens du jour où Andrija l’invincible s’est effondré une première fois, lui le guerrier des guerriers que nous n’avions jamais vu en dehors de sa carapace : aux environs de Vitez, un matin comme les autres dans un village comme les autres, alors que les tensions étaient à leur comble avec les musulmans, un matin tiède, de petite brume, un transport de munitions vers le nord, à quelques kilomètres de Travnik la belle meurtrière un beau matin au parfum de printemps, avec le sergent Mile et Vlaho le chauffeur fou aux commandes de la voiture, je ne me souviens plus pourquoi nous nous sommes arrêtés près de cette bâtisse, sans doute parce qu’il y avait un cadavre sur le seuil, un homme âgé, un chargeur entier dans la tête et la poitrine, mitraillé d’assez près et son chien aussi, maison croate, la porte était ouverte, il planait une odeur d’encens comme dans une église, intérieur sombre et meubles en bois, volets fermés ils avaient dû être abattus la nuit, le type et son clébard, pourquoi avait-il ouvert sa porte, pourquoi était-il sorti, Mile nous fait signe, une lumière orangée vacillante sort d’une pièce du fond, un incendie miniature, quelque chose brûle, on s’approche à trois, Vlaho reste derrière pour surveiller l’entrée, une grande chambre des bougies partout, des dizaines de bougies encore allumées et sur le lit double une vieille dame allongée les mains sur la poitrine une robe noire ou gris foncé les yeux fermés et je ne comprends pas, Andrija retire son casque en signe de respect, il retire son casque soupire et bafouille quelque chose, Mile et moi l’imitons sans comprendre, nous sommes tous les trois en train de veiller une vieille dame qui ignore qu’elle est veuve, que le mari qui a allumé tous ces cierges pour elle a été fusillé avec son chien sur le pas de sa porte par des inconnus ou des voisins, elle n’a rien entendu, sur son lit de mort, ni les rafales dehors, ni les pas dans sa maison, ni les rires de ceux qui ont planté, bien droit, ce grand crucifix au milieu de son ventre, dont l’ombre absurde danse sur le mur aux côtés des visages baissés d’Andrija et de Mile, nu-tête, et c’est la voix de Vlaho qui nous réveille,