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u kurac, il vient d’entrer dans la pièce, bordel, qu’est-ce que vous foutez, bon, on y va oui ou non, il jette un coup d’œil distrait à l’aïeule au corps profané, je remets mon casque, Mile remet son casque et nous sortons comme des automates sans rien dire on remonte dans la Jeep Andrija s’assoit à côté de moi il reste silencieux les yeux dans le vague des larmes commencent à couler sur ses joues il les essuie doucement avec sa manche, il ne sanglote pas il regarde le paysage les maisons les arbres je l’observe il pleure comme une fontaine silencieuse sans se cacher, pourquoi, des cadavres il en a vu des quantités, des jeunes, des vieux, des mâles, des femelles, des brûlés noircis, des découpés, des mitraillés, nus, habillés ou même déshabillés par une explosion, pourquoi celui-ci, Andrija mourra quelques semaines plus tard, il aura le temps de venger ses propres larmes, de cautériser ses pleurs dans les flammes, de ravager à son tour des corps ennemis, des maisons, des familles, exultant avec Ajax fils de Télamon, avec Ulysse dans les ruines de Troie, Andrija le furieux il vengeait cette grand-mère inconnue dont il ne m’a jamais reparlé, j’ai encore dans l’œil l’ombre du Christ sur la tapisserie à fleurs, dans la lueur des cierges, rien n’avait été dérangé, aucune inscription vengeresse sur les murs, rien, c’était un étrange miracle ce crucifix fiché Dieu sait comment dans la chair de cette vieille femme, Andrija bouleversé sans l’être par ce signe, le sergent Mile ne disait rien non plus, Eduardo Rózsa aussi a craqué un jour, et Millán Astray, et Achille fils de Pélée, un jour un beau jour que rien ne prédisposait à la chose, et moi aussi, je me suis craquelé, fissuré façon mur de pisé séchant doucement, à Venise ce fut l’effondrement suivi de l’errance fantomatique dans les couloirs de la Zone, on meurt bien des fois et aujourd’hui dans ce train tous les noms de cette valise secrète me tirent vers le fond tel le parpaing attaché aux jambes d’un prisonnier balancé dans le Tibre ou le Danube, au milieu de l’Emilie bourgeoise, un train où les voyageurs sont bien assis, un wagon de passagers s’ignorant les uns les autres, feignant de ne pas voir ce qu’ils partagent de destin, ces kilomètres communs confiés au Grand Conducteur l’ami des modèles réduits des hallebardes et de la fin du monde, face à face certains dans le sens de la marche et d’autres dos à la destination, comme moi, le regard vers l’arrière, dans la nuit noire, tourné vers Milan gare de départ : Millán Astray l’ami de Franco, le général maigre borgne et manchot le légionnaire responsable de jolis massacres au Maroc avait une passion coupable pour la décapitation, il aimait égorger le bougnoule à la baïonnette, c’était son péché mignon, pour ne pas dire son violon d’Ingres, en 1920 il fonda la Légion étrangère espagnole, après un séjour à Sidi bel-Abbès chez les Français qui sont toujours fiers de leur savoir militaire, entraide coloniale bien naturelle, les légionnaires français impressionnèrent donc grandement Millán qui n’était ni borgne ni manchot à l’époque, juste habité, fasciné par la mort, Millán fabriqua au Maroc pour le compte de l’Espagne sa Légion où affluaient les pauvres, les malfrats et les relégués de l’Europe entière, et il les accueillait en leur chantant des hymnes — les légionnaires espagnols que j’ai croisés en Irak ressemblaient à de jeunes mariés qu’on aurait habillés pour leurs épousailles, ils chantaient en marchant d’un pas rapide, soy el novio de la muerte, vers leurs noces comme celles de leurs ancêtres en Afrique, à qui Millán disait vous êtes morts, pouilleux, ribauds, vous êtes morts et cette nouvelle vie vous la devez à la mort, vous allez revivre en la donnant, en bons fiancés vous allez courtiser, servir la camarde avec passion, lui tenir la faux, l’aiguiser la polir la lustrer la brandir à sa place au Maroc d’abord puis après le début de la croisade anti-rouges de Franco sur le sol même de la patrie, en Andalousie, à Madrid puis sur l’Ebre dans la dernière grande offensive, au Maroc contre les sanglants Berbères dompteurs de cavales, dans les désastres militaires du protectorat espagnol qui permirent la création éphémère de la première république indépendante d’Afrique, la république du Rif des indigènes, la république d’Abd el-Krim el-Khattabi dont on trouve encore les billets de banque froissés et jaunis chez les brocanteurs de Tétouan, Abd el-Krim le héros, le fossoyeur des Espagnols fut sur le point de prendre Melilla après le désastre d’Anoual en juillet 1921 où périrent dix mille soldats espagnols mal armés, mal nourris, sans chefs et sans discipline, une des plus retentissantes erreurs militaires après la Somme et le Chemin des Dames, qui fera trembler la monarchie libérale d’Alphonse XIII l’exilé romain : savait-il, dans sa chambre du Grand Hôtel de la piazza Esedra, avec sa collection de pantoufles et ses visites princières, que son ennemi d’alors, le cadi berbère aux petits chevaux, avait trouvé asile au Caire, à la cour du roi Farouk l’anglophile : je l’imagine fumer le narghilé sur les bords du Nil, des années durant, jusqu’à ce que, un jour de 1956, le nouveau roi indépendant du Maroc lui propose de rentrer chez lui — il refuse, peut-être parce qu’il aime trop Nasser et Oum Kalsoum, ou peut-être parce qu’il préfère se faire sucer le sang par les moustiques cairotes plutôt que par un roi chérifien, il meurt sans plus revoir son pays ni tenir une arme, à part un 9 millimètres Campo Giro ramassé sur le cadavre mutilé du général Silvestre, commandant de l’armée du Rif, dont la crosse plaquée de corne de buffle, lisse et sans rayures, porte le blason d’Alphonse XIII envoyé en exil par la défaite de son général et de son pistolet flambant neuf, Silvestre le massacré au corps introuvable et éparpillé, remplacé par les frères Franco Bahamonde ou Juan Yagüe, les faucons aux noms poétiques, et leur aîné Millán Astray à l’œil absent, auquel ses légionnaires offraient de jolis paniers en osier garnis de têtes berbères coupées, pour son plus grand délice, comme avant lui vers 1840 Lucien de Montagnac, colonel tout aussi manchot, pacificateur de l’Algérie, trompait l’ennui colonial en décapitant des Arabes comme des artichauts — je revois soudain la photo de Henryk Ross du ghetto de Łódz, une caisse remplie de têtes d’hommes à côté d’une autre plus grande où sont entassés les corps étêtés, voilà qui aurait réjoui Astray le borgne ou Montagnac le hargneux, admirateurs des samouraïs aux sabres effilés et des saints céphalophores : bien après ses guerres, Millán Astray le rapace traduit en espagnol le Bushido japonais, code de l’honneur et de la mort honorable, de la décapitation du soldat vaincu, loi de l’ami qui vous tranche le cou et vous préserve ainsi de la douleur, comme les révolutionnaires français adoptèrent la guillotine pour son côté démocratique et indolore, pour tous une mort de roi, le chef roulant dans le panier, alors qu’avant la Révolution la tête tranchée était réservée aux nobles, les vilains mourant dans de sympathiques souffrances spectaculaires, écartelés ou brûlés le plus souvent, s’ils survivaient à la question — à Damas il y a peu on pendait les opposants aux immenses lampadaires de la place des Abbassides, depuis une nacelle mobile qu’à Paris on utilise surtout pour tailler les arbres, je me rappelle qu’un jour un pendu resté trop longtemps en l’air avait fini par être décapité son corps était tombé sa tête avait roulé jusqu’entre les voitures provoquant un accident qui avait fait un mort de plus, une fillette innocente, sans doute aussi innocente que le type dont le visage sans épaules avait effrayé le conducteur, lui aussi innocent, comme il y a beaucoup d’innocents parmi les tueurs de la valise, autant que chez les victimes, assassins violeurs égorgeurs décapiteurs rituels qui ont appris à manier leur couteau sur des agneaux ou des moutons, ensuite Zeus a fait le reste, en Algérie mes islamistes étaient les champions toutes catégories de l’égorgement, en Bosnie les moudjahidin abattaient leurs prisonniers de la même façon, comme on saigne un animal, et moi-même mon entrée boulevard Mortier est signée de sept têtes de moines abandonnées dans un fossé, je n’échappe pas à la décapitation, ces figures me poursuivent, jusqu’à Rome et au Caravage à sa tête de Goliath le poing fermé de David sur la chevelure ensanglantée ou au palais Barberini si civil Judith l’épée dans la gorge d’Holopherne, le sang jaillit tellement bien, la belle veuve a un air dégoûté et résigné à la fois en tranchant la carotide royale, la servante tient le sac qui enveloppera la relique moite aux yeux grands ouverts, aux cheveux poissés, image sombre entre les scènes religieuses, les saints Jérôme, les portraits d’évêques devenus papes, les jeunes filles innocentes Judith la sauvage décapite gentiment le général babylonien, pour sauver son peuple de la même façon que Salomé obtient la tête du Baptiste, décollé dans sa cellule par un garde rugueux, au couteau épais, tel que l’a représenté le Caravage, encore, sur l’immense toile de la cathédrale Saint-Jean-des-Chevaliers, à Malte, l’été 1608, au moment d’intégrer l’ordre, un an après être arrivé dans l’île imprenable, quarante ans après le siège ottoman où Jean de Valette tirait des têtes turques comme boulets dans ses canons, pour effrayer l’ennemi, Michelangelo Merisi di Caravaggio le Milanais aurait aimé mourir décapité, il mourut malade sur une plage de l’Argentario, face à la mer grise qu’il n’avait jamais peinte, ou qu’il avait toujours peinte, dans les immensités noires où naissent les corps des éphèbes et des saints, des meurtriers des prostituées des soldats déguisés en saints, le Caravage grand maître de l’obscurité et de la décapitation