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VIII

le paysage de la plaine padane est bien obscur lui aussi, les petites lucioles des fermes et des usines sont des fantômes troublants, à Venise à la gare de Santa Lucia j’avais hésité un moment à rentrer à Paris, un autre train de nuit partait vers le sud à peu près à la même heure, pour la Sicile, terminus Syracuse, près de vingt-quatre heures de voyage, j’aurais dû le prendre, s’il y avait eu quelqu’un sur le quai pour me guider, un démiurge ou un oracle j’aurais pris le train de Syracuse pour m’installer dans l’île pierreuse sur les pentes de l’Etna demeure d’Héphaïstos le bancal, qui arrose fréquemment de lave les paysans et les maffieux planqués dans la campagne, c’est peut-être à cause de ce volcan que Malcolm Lowry s’est installé à Taormine en 1954, dans ce village si joli qu’il paraît faux, lui qui avait écrit dix ans plus tôt Under the Volcano, c’est peut-être sa femme Margerie qui a choisi la destination, changer d’air, Lowry l’ivrogne a bien besoin de changer d’air, il rejoint le contingent d’Anglo-Saxons qui peuplent la Zone, Joyce, Durrell, Hemingway, Pound le fasciste ou Burroughs l’halluciné, Malcolm ne lâche pas sa bouteille en regardant les espadons briller dans la baie de Naxos, il se soûle du matin au soir avec une sérieuse constance, leur petite maison fleurie est trop belle pour lui, dit-il, tout cela est trop beau, trop brillant, trop lumineux, il n’arrive pas à écrire, pas même une lettre, les yeux éblouis par la Méditerranée trop bleue, Margerie est contente, elle se promène toute la journée, elle visite les sites archéologiques, les criques escarpées, elle rentre au logis pour trouver Malcolm ivre, ivre et désespéré, avec à la main Ulysses ou Finnegan’s Wake qu’il n’arrive pas à lire, même la boisson ne le console pas, les pages de ses carnets restent désespérément blanches, la vie reste vide, Margerie fatiguée décide de mettre sous clé tous les alcools de la maison, alors Lowry sort déambuler dans les ruelles, il monte jusqu’aux ruines du théâtre grec et observe le spectacle des étoiles sur la mer au-delà du mur de scène, il ressent une haine puissante, il veut boire, il veut boire, tout est fermé, pour un peu il frapperait à la première maison venue et mendierait un verre de grappa, un coup, boire un coup, n’importe quoi, il redescend chez lui, il va essayer de fracturer le buffet où sa femme a enfermé les liqueurs, il s’acharne contre la petite porte en bois, rien à faire, il est trop soûl déjà, il n’y arrive pas, c’est de sa faute, c’est de la faute de son épouse, de Margerie qui dort après s’être abrutie de somnifères, elle va lui donner la clé, elle va payer, Margerie qui lui pompe son talent, qui l’empêche d’écrire, Lowry se rend dans la chambre à coucher, la femme est allongée sur le dos, les yeux clos, Malcolm s’approche d’elle jusqu’à la toucher, il est debout, il a soif, une soif infinie, une rage infinie, il balbutie des insultes, elle ne se réveille pas, il a l’impression de crier pourtant, la salope dort et lui meurt de soif, elle va voir, il met les mains autour de son cou, les pouces contre la pomme d’Adam et il serre, Margerie ouvre instantanément les yeux, elle se débat Lowry appuie de plus en plus fort, il serre, il serre les carotides et la trachée, il va la tuer, plus il serre plus il se sent faible, il regarde les yeux de Margerie rouler de terreur, ses bras le bourrer de gnons désordonnés, il étrangle Margerie et c’est lui qui manque d’air, plus il appuie plus il observe le visage de sa femme devenir violacé plus il se sent mal, il ne desserre pas son étreinte, malgré les coups de poing et les coups de genou, c’est lui-même qu’il est en train de tuer, ce n’est plus la gorge de Margerie qu’il y a entre ses mains mais la sienne, sa propre figure comme dans un miroir, il est asphyxié, il s’asphyxie lui-même, ses doigts lâchent prise, ses doigts lâchent prise petit à petit et il s’effondre sur le plancher, inconscient, pendant que Margerie essaie de pleurer en reprenant son souffle, dans l’aube safranée qui éclaire les persiennes : en Sicile île mortelle Lowry et sa femme vécurent huit mois d’enfer à l’ombre de leur deuxième volcan, un jour sur deux les villageois étaient obligés de porter Malcolm à dos d’homme jusque chez lui, lorsque les pêcheurs le découvraient, à l’aube, effondré dans une ruelle, vaincu par la pente et le sommeil, finalement peut-être ai-je bien fait de ne pas prendre le train de Syracuse, qui aurais-je étranglé dans la nuit sicilienne, aux prises avec la bouteille et ma sauvagerie — mon père, dès que, enfant, je cassais quelque chose ou brutalisais Leda ma sœur, me disait toujours tu es un sauvage, et ma mère intervenait alors pour le reprendre, non ton fils n’est pas un sauvage, il déborde juste de vie, ce n’est pas un sauvage, c’est ton fils, et maintenant un peu plus près de la fin d’un monde je me demande si le grand homme maigre mon paternel n’avait pas raison, alors que le train approche de Reggio capitale de l’Emilie au nom si doux, je suis un sauvage, brutal et rugueux, qui malgré toutes les frusques civilisées qu’on lui a fait endosser tous les livres qu’il a lus reste un primitif farouche capable d’égorger un innocent d’étrangler une femelle et de manger avec les mains, mon père me regardait étrangement ces dernières années, il voyait la brute mal dégrossie derrière le fonctionnaire du ministère de la Défense, il devinait, depuis près de dix ans, jusqu’où ma sauvagerie avait pu aller et même à sa dernière heure, malade, pâle sur son grabat il ne pouvait s’empêcher de me fixer, de me détailler du regard pour m’ôter mon veston, ma chemise, ma carapace d’homme bien policé et mettre à nu mon torse velu et mes scarifications rituelles, les traces d’humeur fruste et violente, et j’ai détourné les yeux, j’ai évité ses questions lancinantes et silencieuses, jusqu’au bout — jusqu’à onze heures du matin précises au cimetière d’Ivry, un jour de printemps ni gris ni bleu, où l’on mit en terre les interrogations de mon père dans un caveau “familial” comme on dit où le défunt est censé trouver un peu de chaleur auprès des siens, accompagné par les pleurs des vivants jusque dans les bras accueillants des morts, sous une pierre tombale rafraîchie d’une inscription nouvelle du cimetière d’Ivry dont je cherche l’entrée ce matin de printemps du nouveau millénaire, en retard, j’aperçois au loin un groupe affairé autour d’une tombe avec un bedeau en grand uniforme, je me précipite, je cours presque dans les allées je manque de me vautrer sur une dalle en coupant à travers champs, évidemment ce n’est pas le bon enterrement, je me rends compte immédiatement de l’erreur funeste, j’avise un employé à longue figure de circonstance auquel je demande mon chemin : la section 43, répond-il, se trouve de l’autre côté de la rue, dans le petit cimetière et je ne peux m’empêcher de rire intérieurement en pensant que cet homme a une voix d’outre-tombe, grave et presque inaudible, ici tout le monde chuchote, bien sûr, et dans cet état de nerfs que seul peut produire le fait d’arriver en retard à l’enterrement de son propre père, d’avoir déjà raté la messe et de rejoindre la famille directement au cimetière, honteux, les yeux cernés, l’haleine sans doute fétide, la morve au coin des yeux rougis non par les pleurs mais par l’alcool et le manque de sommeil, honteux et coupable d’avoir oublié jusqu’à l’emplacement du caveau familial où reposent déjà les grands-parents, je sors par une petite porte traverse une rue aveugle en haletant je me prépare à affronter le regard des éplorées mère et fille au bras du beau-frère nécessairement ému lui aussi voilà je suis en retard j’entre dans l’autre partie du cimetière d’Ivry et c’est là, je reconnais, les proportions, les allées, à ma droite les résistants du mont Valérien et ensuite Manouchian et les barbus de l’Affiche rouge, sur ma gauche j’aperçois ma famille, les amis de la famille, ma sœur en noir, mon inévitable beau-frère, mais pas de trace de ma mère, on descend la bière de la voiture, le corps de Sarpédon, fils de Zeus, transporté vers les siens, bien lavé, bien peigné, bien embaumé, ils peinent à le glisser dans le trou — j’arrive, ma sœur me fait les gros yeux, son mari détourne le regard, le bedeau a une tache de naissance sur la figure, il officie dignement,