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maintenant vous pouvez lui rendre un dernier adieu, toucher le cercueil ou ensuite jeter un peu de terre, comme vous voulez, je suis en retard alors j’ai du mal à croire qu’il s’agisse de mon père dans ce chêne rutilant, l’homme des trains électriques, des puzzles de mille cinq cents pièces, ma mère surgit soudain et me crie Francis, Francis, avant de s’accrocher à mon bras, elle est défaite, effondrée elle se reprend se redresse me fixe cherche mes yeux que je baisse comme un enfant, dis adieu à ton père, soudain sérieuse raide et puissante, oprostite se od oca, alors je me tourne vers la bière flambant neuve, comment lui dire adieu, je récite machinalement notre Père qui êtes aux cieux, ainsi de suite, où t’emportent Hypnos et Thanatos, lavé dans le Scamandre, enfermé dans le cercueil mangeur de chair, toi aussi tu as été un guerrier, à ta façon, Leda sanglote dans les bras de son mari le banquier parisien, moi je n’ai plus de pleurs semble-t-il, j’ai dit au revoir à mon père hier lors d’un banquet funèbre solitaire chez moi dans le noir j’ai repensé au train électrique à Alger la blanche à mon enfance sauvage je me suis effondré ivre tout habillé sur le coup de cinq heures du matin et maintenant au milieu des miens parmi eux encombré par leur présence je ne parviens qu’à ânonner un Notre Père poussif, la sueur au front en guise de larmes — qui se trouve dans ce sarcophage, qui est-il, est-ce l’appelé d’Algérie, l’ingénieur catholique, le mari de ma mère, l’amoureux des jeux de patience, le fils du serrurier forgeron de Gardanne près de Marseille, le père de ma sœur, est-ce le même, dans le cimetière d’Ivry à deux pas des beaux terroristes de l’Affiche rouge, à quelques centaines de mètres de soldats morts dans les hôpitaux militaires de la Première Guerre mondiale, il y a même quelques plaques de poilus serbes, comment se sont-ils retrouvés là, soignés peut-être dans un lazaret proche d’ici, gueules cassées, tubards, infectés en tout genre, bien loin de Niš ou de Belgrade, bien loin, sous une croix en banlieue, dans le même cimetière où gisent les corps des guillotinés, dissimulés dans un recoin, ces corps qu’entre 1864 et 1972 personne n’a cherché à réclamer, leur posait-on le chef entre les mains dans leur sépulture, comme saint Denis patron de Paris, ou à côté, ou entre les jambes pour réduire la taille du cercueil — peut-être étaient-ils incinérés, ces réprouvés victimes de la vindicte publique, assassins aujourd’hui folkloriques sous leurs dalles de marbre, aux côtés de mon père aide interrogateur dans une villa d’Alger, l’ingénieur chrétien spécialiste de la baignoire, de la barre d’acier et de l’électricité, il n’en a jamais parlé, bien sûr, jamais, mais il savait quand il me regardait, il avait vu, repéré en moi des symptômes qu’il connaissait, les stigmates, les brûlures qui apparaissent sur les mains des tortionnaires — ma mère reste accrochée à mon épaule en silence, mon père descend dans le caveau, ma sœur pleure tant et plus et ma gueule de bois devient phénoménale, les croix, les anges des mausolées dansent, le bedeau remue son goupillon de désespoir, les bigotes se signent on croirait entendre des cloches interminables des bourdons c’est un oiseau qui s’est mis à chanter un autobus porte de Choisy ou un train dans la campagne italienne parsemée de fermes et d’usines, infiniment plate, aux abords de Reggio belle et bourgeoise, une fois mon père en terre les amis la famille les collègues ont défilé devant nous pour nous assurer de leurs condoléances, les anciens d’Algérie aussi, j’en connaissais quelques-uns, compagnons d’armes éplorés, surpris et effrayés par la jeunesse du défunt, ils me serrent chaudement la main, ah Francis, ah Francis, ton père, et ils n’ajoutent rien, ils saluent dignement ma mère, ma sœur, et puis vient le tour des Croates, mon oncle a fait le voyage du Canada pour être aux côtés de maman dans cette épreuve, il m’embrasse sur les deux joues, l’ours de Calgary, cédant la place aux interminables cousins, puis aux inconnus, que ma mère émue salue et remercie indistinctement en croate, comprise seulement des soldats serbes et monténégrins ensevelis quelques mètres plus loin, je ne tiens plus en place, j’ai mal à la tête, les yeux me brûlent, envie d’uriner, soif, et l’image de mon père le sobre, à l’hôpital, s’affiche maintenant sur la vitre du train sans autre paysage que quelques loupiotes clignotant dans le noir, mon voisin le lecteur de Pronto a une bonne tête de tortionnaire, je l’imagine facilement introduire des objets contondants dans le vagin d’une musulmane dont le sexe rasé faisait rire toute une compagnie, sur les hauteurs d’Alger la blanche où mon père me précéda dans ma Zone, débarqué le 22 août 1956 sur un transport militaire en provenance de Marseille, aspirant dans les transmissions, rien qui prédispose à devenir un héros, élève ingénieur puis élève officier spécialiste de radio, envoyé après six mois de formation dans les “événements” qui ne prenaient pas bonne tournure, affecté au renseignement militaire, autant dire à l’organisation de la rafle systématique — se souvenait-il, sur son dernier grabat, des hommes des femmes des femmes des hommes qui avaient défilé devant lui cette année-là, avant qu’il ne demande à être transféré dans un obscur douar