Выбрать главу
pour participer de façon plus active à la pacification, comme il l’écrit dans la lettre adressée à son supérieur, et de se retrouver chef d’une radio dans une montagne désertée de ses habitants “regroupés” plus bas, je soupçonne qu’il insista pour abandonner Alger dégoûté, fatigué des viols et des passages à tabac, son dossier militaire, dont j’ai pu obtenir copie depuis la grande araignée du boulevard Mortier, atteste sa citation à l’ordre du régiment obtenue en avril 1958 au cours d’une jolie opération baptisée Amour par un commandement lyrique : quelques villages incendiés, des fels en déroute — pas de prisonniers, malheureusement, personne à torturer à part des civils découverts dans une sombre grotte vite dératisée, mon paternel avait-il connu le plaisir pour la première fois à Alger, dans une cave où ses camarades criaient puceau ! Puceau ! Puceau ! alors qu’il introduisait malhabilement son sexe dans la vulve d’une Chryséis pleurant de honte et de douleur, il ne la regarda pas, les yeux fixés sur la jeune poitrine aux mamelons noirs, et pressé par les cris il éjacula vite, avant de retirer son engin sanglant sous les bravos et les vivats, elle était vierge, elle était vierge, puceau ! Puceau ! la cave sentait bon l’alcool rance la sueur l’effroi le sang la graisse des armes utilisée pour lubrifier les anus forcés à la bouteille d’anisette, à la grenade d’exercice, ou pour conduire l’électricité et éviter aux chairs de brûler trop vite, quand la gégène n’est plus manuelle, bien sûr, mais un transformateur du même type (bobinages et résistances) que celui qui m’enchantait petit pour faire varier la vitesse des trains tout comme mon père, en son temps, faisait varier l’intensité des cris et des contractions, des muscles tendus jusqu’à la rupture — je me souviens au lycée j’avais raconté à la maison une expérience de sciences naturelles, nous appliquions un courant continu aux terminaisons nerveuses d’une grenouille disséquée et elle remuait, ses pattes se contractaient au gré de l’expérimentateur et de sa pile de 4,5 volts, j’avais expliqué cette expérience en détail et ma mère avait dit “quelle cruauté, pauvre bête”, je me souviens mon père n’avait rien ajouté, il s’était réfugié dans son silence, il avait détourné le regard sans commenter en rien le destin de la grenouille ou la barbarie électrique, il s’était tu, une fois de plus, comme il se taisait définitivement ce jour-là dans sa tombe, victime peut-être du cancer des remords ou de la culpabilité, et j’arrive à son enterrement après avoir passé des heures à éplucher des dossiers et des papiers le concernant, après avoir su qu’il était resté un an affecté aux “interrogatoires spéciaux” du renseignement militaire décrits dans les rapports secrets du Deuxième Bureau, après avoir retracé ses escapades glorieuses dans les douars et les mechtas perdus, le fils a suivi l’ombre du père, du grand-père et de bien d’autres sans le savoir, en enterrant mon géniteur je pense aux morts qui l’accompagnent dans la tombe, torturés, violés, abattus désarmés ou tombés au combat, il volettent dans le cimetière d’Ivry, autour de nous, est-ce que ma mère les voit, est-ce qu’elle sait, bien sûr, il a fait ce qu’il avait à faire, c’est sa phrase, comme moi j’ai fait ce qu’il fallait, pour la patrie, pour Bog notre Dieu pour les cimetières qui appellent — je revois le cimetière monumental de Vukovar, ses croix blanches d’un côté et ses dalles noires de l’autre, cimetière arrêté dans le temps, glacé, figé en novembre 1991, à Vukovar la mort semble être partie en vacances le 21 novembre exactement, après trois mois de dur labeur, fatiguée et repue : j’y suis retourné peu de temps après l’enterrement de mon père à Ivry, revoir la Slavonie orientale Osijek, Vinkovci et surtout voir Vukovar rendue à la mère patrie, Vukovar où je n’étais jamais allé, que j’espérais libérer à mon arrivée en octobre 1991 et qui tomba un mois plus tard aux mains de l’armée yougoslave et des paramilitaires serbes, le goût de bile de la chute de Vukovar, Hector et Enée dans nos lignes, le campement envahi, les nefs creuses menacées, et la peur, la peur de perdre, d’être vaincus, de disparaître de retourner dans la vacuité des choses nos armes inutiles brisées contre le bronze des chars T55, j’ai remis mon bonnet noir et une fois mon père en terre je suis parti faire un tour en Croatie, seul, je voulais que Vlaho m’accompagne mais il était trop occupé à mettre en bouteilles ou en barriques que sais-je, et puis il n’avait pas très envie de retourner là-haut dans l’humidité de l’automne pannonien, voir Vukovar, l’endroit des loups, la bien nommée — les miliciens venus de Voïvodine et de Serbie centrale s’en étaient donné à cœur joie, ces loups moustachus comme sortis d’un poème de Njegoš avaient aimablement massacré tout ce qu’ils avaient pu, à la chute de Vukovar nous étions devenus fous, Andrija était devenu fou, raide cinglé de douleur, furieux, dangereux, en colère, haineux et brave, indomptable, car si pour nous la ville était un symbole triste pour lui c’était bien plus, des perches, des brochets, des amis des bars des maisons familières un premier baiser au bord du Danube et tout ce qui vous attache à une ville, je suis passé par son village que je n’avais jamais vu non plus, où ses parents déplacés dans la banlieue de Zagreb ne s’étaient pas réinstallés — leur maison était toujours en ruine, avec son petit jardin, sa barrière et un gros trou d’obus dans la façade, œil obscène, j’ai pris ensuite la direction de Vinkovci avant de tourner à gauche vers Vukovar, en chemin entre Osijek et Vinkovci je ne reconnaissais rien, aucun de mes champs de bataille, pas de loups en vue malgré l’heure tardive, Vinkovci avait un air placide et endormi, les banlieues étaient parsemées de maisons détruites ou rasées, des usines désaffectées, brûlées, bombardées : je roulais au milieu des anciennes lignes serbes au volant de ma Golf flambant neuve de chez Avis, dans le soir pourri sous une bruine glacée, et j’ai vu le cimetière, à quelques kilomètres de Vukovar, ce qui restait de soleil s’en allait vite je me suis arrêté, un grand champ plat un parking prévu pour trente autobus, des drapeaux, un monument monolithique, la mémoire n’a pas tardé à s’installer j’ai pensé, la nation avait repris ses droits sur ses martyrs, le cimetière flambant neuf sur une terre à peine reconquise où la mort s’acharnait dix ans plus tôt, toutes les pierres tombales en témoignaient, mort le 20 octobre 1991, mort le 21 octobre 1991, mort le 2 novembre 1991, et cette famille, mari femme et fils surpris sans doute par un obus morts tous ensemble le 5 novembre 1991, et ainsi de suite, jusqu’au 19 novembre, apogée, massacre, croix — un peu plus loin le cimetière de ceux qui n’étaient pas tombés pendant la guerre paraissait désordonné, vivant, presque, mais là, dans le champ de marbre noir, j’avais l’impression de tourner dans une nécropole militaire erronée, où tous les soldats seraient des civils, revêtus à la hâte de l’uniforme du sacrifice, le drapeau croate flottait pour embrasser les âmes de ses nouveaux enfants comme à l’époque il nous tenait chaud sur notre biceps combattant, le blason échiqueté de gueules et d’argent caressait 938 croix blanches, la nuit tombait doucement, j’étais seul au milieu de tous ces morts, empli d’une tristesse sourde et tenace je suis remonté dans la Golf, j’ai roulé jusqu’à Vukovar, jusqu’à l’hôtel Danube une tour rouge décrépite au bord du fleuve, j’ai marché le long de la berge, aperçu un autre monument, une croix monumentale au bord de l’eau, le centre-ville puait les fantômes la mort et la vase, j’ai passé la porte d’un bar dans la fameuse rue des arcades baroques entièrement reconstruites, des jeunes au crâne rasé me regardaient bizarrement, j’ai descendu deux, trois