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rakija presque cul sec qui me valurent la considération du barman, je me sentais très vide, je venais de perdre une seconde fois la bataille de Vukovar, la bataille contre la tristesse et le désespoir, je suis passé près de l’ancien marché couvert brûlé bombardé désaffecté, j’ai acheté une bouteille de prune locale dans une épicerie un paquet de cacahouètes je suis rentré à l’hôtel Danube m’affaler sur le lit les yeux tournés vers Novi Sad et Belgrade sur le cours du fleuve majestueux et j’ai bu, j’ai bu en pensant à la colère d’Andrija à ses larmes après la chute de la ville, Andi une rasade pour toi, pour ta rage ce jour-là ou le lendemain je ne sais plus quand le Destin nous a envoyé deux prisonniers après une embuscade, l’un était blessé, l’autre indemne tremblait de frayeur il disait mon père a de l’argent, mon père a de l’argent, si vous me laissez partir il vous donnera beaucoup d’argent, il avait trop peur pour mentir, nous les avions ramassés alors qu’ils essayaient de déserter, j’étais tenté de les laisser filer, j’étais sur le point de les confier à un troufion pour qu’il les emmène à Osijek, mais Andrija est arrivé, tu débloques ou quoi ? tu as déjà oublié Vukovar ? Que pas un d’entre eux n’en réchappe, et il les a mitraillés longuement, sur-le-champ, sans hésiter, en les regardant dans les yeux, quinze cartouches chacun dans la poitrine, sur mon lit de l’hôtel Danube une rasade pour Andi grand pasteur de guerriers, une rasade pour le regard stupéfait des deux petits Serbes quand le bronze les transperçait, une rasade pour le cimetière de Vukovar dans la nuit qui tombe, pour le cimetière d’Ivry un matin de printemps, pour les soldats de 14, les résistants les condamnés à mort et une rasade pour mon paternel sans doute assassin ni résistant ni condamné à mort qui leur tient compagnie aujourd’hui, alors que le train ralentit pour entrer à Reggio en Emilie douce et belle, lumineuse pour qui vient de l’obscurité, une ville italienne où les églises les places et les arcades n’ont pas été démolies à coups de mortier, la gare est petite, tout en longueur, parsemée de néons blancs, quelques voyageurs attendent sur le quai emmitouflés dans des manteaux, des écharpes, sur la voie opposée un train passe, un train de marchandises, dans la direction de Modène, des citernes de lait — il n’y avait sans doute pas besoin de train pour les dix juifs raflés à Reggio fin 1943, on a dû les transporter en camion, tout près, à vingt kilomètres, au camp de Fossoli antichambre de la Pologne, cependant il y a une plaque, en ville, près de la grande synagogue au cœur de l’ancien ghetto, qui rappelle les noms de ces dix personnes éliminées à deux mille kilomètres de chez elles, alors que seulement dix balles de carabiniers auraient suffi à leur éviter les tourments du voyage, et leur auraient valu une sépulture, secrète sans doute, mais un endroit dans la terre où, comme les massacrés de Vukovar, elles attendraient qu’on veuille bien les retrouver, elles n’ont pas eu cette chance, on leur a offert un recoin de nuage dans le lourd ciel de Galicie — Fossoli camp de transit où passèrent, de l’automne 1943 à août 1944, la majorité des juifs déportés d’Italie, avant que le camp ne soit déplacé à Bolzano à la frontière de l’Autriche, étrange acharnement, la guerre était quasi perdue, la république sociale italienne de Mussolini à Salò prenait l’eau de toute part et pourtant l’administration allemande se donnait la peine d’organiser des convois, des transports pour les partisans et les derniers juifs de Bologne ou de Milan, vers Fossoli puis Bolzano et enfin à Birkenau, un dernier effort pour rendre l’Italie Judenrein ou Judenfrei, selon les nuances de l’époque, les dix juifs de Reggio qui ne s’étaient pas exilés furent peut-être pris chez eux, auprès de la synagogue via dell’Aguila, peut-être dénoncés, peut-être pas, et allèrent rejoindre les résistants derrière les barbelés, avant d’être poussés dans un train de plus, vers le terminus polonais, où arrivaient, cette année 1944, les juifs de Hongrie et les soixante mille derniers habitants du ghetto de Łódz, avec parmi eux les proches et les grands-parents de Nathan Strasberg l’officier du Mossad, du moins ceux qui n’avaient pas déjà été gazés à Chełmno en 1942 — Birkenau, là où tous les rails se rejoignent, de Thessalonique à Marseille, en passant par Milan, Reggio et Rome, avant de partir en fumée, mon train a des fenêtres, certains ont été déportés dans des wagons de passagers, les juifs de Prague, les juifs grecs qui payaient même leur billet pour la Pologne, on leur vendait un titre de transport pour la mort, et les chefs de la communauté négociaient âprement le prix du passage avec les autorités allemandes, étrange cynisme que celui des fonctionnaires nazis, Eichmann, Höss, Stangl, des hommes tranquilles, des pères de famille tranquilles, dont le calme contraste avec l’hystérie virile et guerrière de Himmler ou Heydrich, Franz Stangl aimait les fleurs et les jardins bien ordonnés, les animaux, lors de son passage en Italie à Udine et Trieste il a aimé les doux paysages de Vénétie, et la mer, ensuite il a aimé la vieille ville de Damas et ses parfums de cardamome, et sa femme, et ses enfants, lui le petit flic autrichien pas très brillant assassin de plusieurs centaines de milliers de juifs niait en avoir jamais battu un seul, il s’est même convaincu que leur mort était douce, entassés entre quatre murs de béton asphyxiés aux gaz d’échappement d’un moteur diesel on met vingt minutes à mourir, quand tout va bien, quand tout allait bien disait-il en vingt minutes c’était dans le sac, mais bien sûr Bełzec, Sobibór ou Treblinka c’était de l’artisanat en comparaison d’Auschwitz, le collègue Höss avait bien monté son affaire, ses fabriques de douleur compartimentées fonctionnaient à merveille, jusqu’au bout on améliora la machine, on prévoyait même de l’agrandir, de quoi accueillir l’Europe entière s’il fallait, toute la vermine slave et tous les subversifs, sans haine, sans colère, juste des solutions aux problèmes, car un problème demande des solutions tout comme une question appelle une réponse — mon père fils de résistant participa activement à la résolution du problème algérien, la mitraillette à la main, et repose aujourd’hui dans le cimetière d’Ivry, aux côtés des fusillés du mont Valérien, tortionnaire malgré lui, violeur sans doute malgré lui, exécuteur malgré lui, bien sûr rien à voir avec Höss, Stangl et les autres, mon père né en 1934 près de Marseille croyait en Dieu en la technique au progrès à l’homme à l’éducation à la morale, le train s’élance à nouveau, quitte doucement Reggio d’Emilie en grinçant, quelle lenteur, quelle sinistre lenteur, j’ai soudain l’impression que les noms dans la mallette dégoulinent sur moi comme le jus de décomposition d’un cadavre oublié dans un wagon, je suis tenté de l’ouvrir mais elle ne contient rien de visible, des documents numérisés dans des disques de verre, cinq ans d’obsession vorace depuis Harmen Gerbens le gardien de camp hollandais, cinq ans à jouer les historiens de l’ombre ou les espions de mémoire, voilà c’est terminé, façon de parler, j’aurais pu aussi bien continuer dix ans de plus, mais il y a Rome qui m’attend et la nouvelle vie, l’argent du Vatican, recommencer, tout recommencer sous le nom d’Yvan Deroy, adieu Francis l’ex-guerrier délégué de défense, depuis la mort de mon père ma mère s’est enfermée dans le veuvage, c’est une veuve très digne, une professionnelle du deuil, accompagnée par ses amies et ma sœur à la messe deux fois par semaine et au cimetière le dimanche matin après l’office, elle vit pour son mari mort de la même façon qu’elle a vécu pour lui vivant, et quand elle n’est pas à l’église ou à Ivry elle joue Beethoven et Schumann sur son piano jusqu’à en avoir des crampes dans les doigts,