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comme tu joues bien, maman, Leda passe ses journées à la maison à l’écouter, elle rentre chez elle juste à temps pour préparer le dîner de son mari, elle habite à deux cents mètres, elle tarabuste ma mère de l’aube au couchant pour qu’elle reprenne des élèves, à mon âge, répond-elle, à mon âge, ma mère a pourtant à peine soixante ans, je ne me souviens plus à quel moment exactement elle a arrêté d’enseigner, à quel moment ont cessé de venir à la maison ces adolescentes bien mises qui, pour moi, étaient un rêve inatteignable, je m’en rappelle une plus précisément, elle devait avoir trois ans de plus que moi et venait deux fois par semaine vers cinq ou six heures, j’arrivais du collège — elle était toujours en jupe, plutôt potelée, un visage rond, des cheveux longs et blonds attachés, elle me saluait gentiment quand je me précipitais pour aller ouvrir la porte, je prenais son duffel-coat en observant ses seins qui me paraissaient gigantesques, je respirais le parfum de son manteau en l’accrochant, et je la regardais marcher jusqu’à l’étude, la pièce du piano que nous appelions l’étude, ses partitions et ses cahiers à la main, j’espionnais, la porte entrouverte, l’arrivée de la jeune fille auprès de ma mère pour voir comment elle s’installait au piano et relevait parfois sa jupe pour bien se positionner sur le tabouret, un geste machinal, une seconde pour moi terriblement érotique, je croyais apercevoir ses dessous à travers ses collants de laine, je sentais le frottement de ses fesses sur le feutre bordeaux, le mouvement de sa cuisse quand elle appuyait sur la pédale, et il me venait une érection terrible, un désir incommensurable qui me précipitait aux toilettes alors que résonnait (elle était douée) l’étude de Liszt ou la polonaise de Chopin qu’elle présentait, le rythme de ses doigts sur le clavier devait être, imaginais-je, le mien sur mon instrument personnel, dans le désir et dans la musique, alors que je détestais Liszt, Chopin et toutes ces affreuses notes maternelles je jouissais terriblement, trop vite, l’élève désirée se faisait reprendre pour son tempo et c’est plus d’une fois la voix de ma mère qui interrompit mon plaisir, avec ses non, non, non, moins vite, moins vite, depuis la pièce voisine elle semblait diriger elle-même ma masturbation, reprenez, reprenez, sur ce ton martial qui avait le don de me mettre dans une rage inconnue, mêlée de honte, comme si elle m’avait surpris le truc à la main, comme si elle ne pouvait pas me laisser avec cette élève, elle me l’enlevait et la jeune fille repartait une fois la leçon terminée je lui rendais son manteau, généralement ma mère m’appelait immédiatement, tes devoirs, cesse de bayer aux corneilles, tes devoirs, ton père ne va pas tarder à rentrer, évidemment ma sœur était déjà installée le stylo à la main, alors je prenais un malin plaisir à lui pousser le coude pour provoquer une belle rature sur sa page impeccable, ce qui pouvait lui arracher des larmes de tristesse ou, selon son humeur, une colère frustrée semblable à la mienne et nous nous mettions à nous battre jusqu’à ce que ma force adolescente ait raison d’elle, elle finissait par avoir le dessous je l’immobilisais mes genoux sur ses bras et je la torturais en la menaçant de laisser tomber ma salive sur son visage, elle se contorsionnait d’horreur, je rattrapais le filet de bave au dernier moment, elle sanglotait, vaincue, c’était ma vengeance sur ces femmes de la famille qui m’empêchaient d’avoir les jolies femmes du dehors et généralement à ce moment précis arrivait mon père, alerté par les cris de Leda dès qu’il franchissait le seuil de l’appartement il me disait tu es un sauvage, laisse ta sœur tranquille, ce qui provoquait l’intervention immédiate de ma mère, non, ton fils n’est pas un sauvage, etc., je revenais de droit à ma mère, j’étais son rejeton elle me défendait contre l’intervention du mâle, je devais ensuite m’excuser auprès de la petite peste rapporteuse effacer la tache d’encre sur son cahier et me mettre à mes devoirs en rêvant aux seins et aux fesses de la jeune pianiste jusqu’au dîner — dans notre alchimie familiale mon père régnait depuis son silence et sa retenue ma mère était une régente autoritaire qui voyait le monde comme une partition, certes difficile à interpréter, mais que l’ordre l’effort et l’application pouvaient déchiffrer et c’est ainsi qu’elle nous a éduqués, ordre, effort, travail, elle l’exilée qui n’avait pas connu son pays s’était construite dans les exercices, dans les études de Scriabine qui sont la chose la plus difficile au monde, et même si elle avait renoncé à sa carrière de concertiste en rencontrant son mari elle conservait cette puissance, cette capacité aride à régenter, à diriger, à s’efforcer, de la même façon qu’elle s’efforçait de contrôler ses doigts sur le piano par une discipline de fer, ma mère aurait fait un excellent soldat, comme Intissar la Palestinienne, endurant, obéissant, se donnant les moyens de remplir sa mission, au moins autant que mon père : son caractère sobre voire austère le prédisposait à la caserne tout comme au monastère, aussi à l’aise à Port-Royal qu’à l’Ecole militaire, catholique, respectueux de la Loi plus qu’amant de l’ordre, avec une idée de la patrie et de la République qui lui venait de sa famille modeste où personne n’étudiait jamais au-delà du certificat d’études, pour lui ma mère représentait la culture, la culture et la bourgeoisie, une bourgeoisie déclassée par l’exil certes, mais par là même accessible, en revanche je me demande comment ma mère, pour qui l’origine sociale et même la race sont si importantes, avait pu tomber amoureuse au point de défier les préjugés de sa famille pour l’épouser — peut-être avait-elle vu en lui ses vertus chrétiennes, deviné sa patience, sa résignation, peut-être aussi aperçu cette fêlure derrière le silence, la blessure de l’Algérie féroce, qui ressemblait tellement à celle de son propre père, bah après tout un ingénieur promis à une belle carrière n’était pas un si mauvais parti et, même s’il avait l’immense inconvénient de ne pas être croate, ce gendre était tout de même convenable, qu’à cela ne tienne, on lui apprendrait à danser le kolo, pourvu qu’il ne soit ni orthodoxe ni juif ni communiste, c’est ce qui comptait, d’ailleurs mon oncle l’ours de Calgary n’avait-il pas épousé une fille de Zagreb d’excellente famille, on pouvait se permettre cette excentricité pour la cadette — c’est ce que j’imagine, mais je suppose que ma mère ne leur a pas laissé le choix, fatiguée des tournées d’enfant prodige, d’adolescente prodige puis de concertiste moyenne, elle a choisi son existence avec la même détermination qu’à sept ans lorsqu’elle apprenait par cœur des sonates de Scarlatti pour les jouer les yeux bandés devant des parterres de vieillards, la plus grande pianiste yougoslave de tous les temps titrait France-Soir, ce qui mettait mon grand-père dans une rage folle, yougoslave, ils ont dit yougoslave, pourquoi pas serbe tant qu’ils y sont, ma mère a décidé, elle n’a pas fait le pari d’Achille, elle a préféré un foyer à une gloire hypothétique, elle a accompli le destin pour lequel on l’avait préparée pendant des années, être femme, mère et même mère d’un des combattants qui libéreraient la patrie du joug titiste, et son piano était un gentil loisir pour une demoiselle, donner des concerts était parfait mais ce n’était pas un accomplissement, ce n’était pas sa place, sa place c’était avec nous à la maison, ma mère a fait ce choix, sans regret, en pesant le pour et le contre, elle a choisi mon père le grand silence — combien j’aurais aimé moi aussi décider, qu’on me propose l’alternative d’Achille, au lieu de me laisser porter dans l’obscurité de cave en cave, d’abri en abri, de zone en zone, jusqu’à ce train qui se traîne dans l’infinie ligne droite de la plaine du Pô, entre Reggio et Modène, avec les milliers de noms de la valise et un éphèbe italien amateur de ragots pour toute compagnie, est-ce vraiment de mon fait, ce départ, il pourrait s’agir d’une machination du Boulevard, du Service, une conspiration ourdie depuis mon recrutement déjà suspect, voilà que je deviens paranoïaque, c’est l’effet de la drogue et des années d’espionnage, appelons un chat un chat, en 1995 j’ai troqué la kalachnikov pour des engins de mort bien plus subtils mais tout aussi efficaces, traques, planques, interrogatoires, dénonciations, déportations, chantages, marchandages, manipulations, mensonges, qui ont débouché sur des assassinats des vies brisées des hommes traînés dans la boue des destins tordus des secrets percés à jour, est-ce que je pourrai laisser tout cela derrière moi, laisser derrière moi la guerre et le Boulevard comme on oublie un chapeau dans un bar, où faudra-t-il que je me réfugie, dans la résolution dure de ma mère, dans le silence de mon père, dans le tombeau sans corps d’Andrija, dans ma propre valise, dans la mallette du Vatican lumière du monde, une petite place pour mon père l’amateur de trains électriques, une petite place dans la valise pour mon paternel âpre et silencieux