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IX

à part assassiner mon voisin l’étrangler peut-être comme Lowry sa femme il n’y a rien à faire rester dans le silence fermer les yeux les ouvrir chercher le sommeil 8 décembre aujourd’hui en ce moment à Rome place d’Espagne le Saint-Père moribond fait son discours il n’en finit pas de passer l’arme à gauche ce pape peut-être est-il éternel autant qu’infaillible ce serait le comble, tout à coup un homme se refuse à mourir, il ne trépasse pas comme ses semblables, il survit, envers et contre tout il s’accroche, grabataire, tremblotant, sénile mais il s’accroche, il atteint cent ans, puis cent dix, puis cent vingt, tout le monde prend des paris sur son décès mais non, il parvient à cent trente ans et un beau jour on comprend qu’il ne mourra plus, qu’il restera suspendu entre la vie et la mort coincé là avec son parkinson, son alzheimer, momifié mais vivant, vivant, pour les siècles des siècles et cette découverte attriste tellement ses successeurs potentiels qu’on décide bien sûr de l’empoisonner, le bouillon d’onze heures pour le vieillard encombrant, pas de chance comme les premiers martyrs chrétiens il survit à l’empoisonnement, il perd la vue mais son cœur bat toujours, il profère de temps en temps des paroles à l’oreille de ses visiteurs, en latin, des milliers de pèlerins font la queue pour l’apercevoir, on vend ses cheveux un par un comme autant de morceaux d’éternité, un des derniers crins éternels de l’homme béni qui n’en finit pas de claboter, comme la fin du monde n’en finit pas d’arriver, un poil imputrescible ainsi le cadavre de ces saints qui ne se décomposent jamais et puis de guerre lasse on l’oublie dans un coin de palais, avec des serviteurs qu’il enterre tous, la poussière le recouvre petit à petit il disparaît des mémoires, du présent c’est un tableau vivant un buste une statue à laquelle on n’accorde plus aucune importance — je ne peux pourtant pas me plaindre du Saint-Siège c’est à eux que je dois ma nouvelle vie, l’argent en échange de la mallette, à ce nonce apostolique de Damas qui m’a présenté le secrétaire du dicastère concerné par mon affaire, en grand secret bien entendu, Damas ville de la poussière presque autant que Le Caire, ville de la poussière et du chuchotement, de la peur et des informateurs de police, où on vous enterre vivant dans une prison grise au milieu du désert, les oubliettes syriennes sont profondes, on en remonte peu souvent, combien de Syriens ou de Libanais manquent encore à l’appel, pris à un barrage ou arrêtés chez eux personne ne sait ce qu’ils sont devenus, s’ils croupissent toujours au fond d’un cachot ou ont été abattus d’une balle dans la tête à Mezzé ou à Palmyre, pendus à deux pas des ruines de la ville de la reine Zénobie du temple de Bêl et des tombeaux fabuleux, sous les palmiers on croise parfois un camion découvert empli de types au crâne rasé, tout le monde détourne alors les yeux pour ne pas les voir, ce sont des détenus que l’on transfère de Damas ou de Homs, on va les jeter dans le cul-de-basse-fosse de Tadmor pour l’éternité : les regarder porte malheur, comme les condamnés à mort, la prison est à quelques kilomètres de la palmeraie à l’orée de l’interminable steppe de pierre, je suis allé la voir par curiosité, à distance respectable, une ancienne caserne française, dit-on, entourée d’un mur d’enceinte gris et de barbelés, pas de lumière du jour pas de promenade pas d’air ni de ciel, les prisonniers passent le plus clair de leur temps les yeux bandés, je pensais à Rabia, une de nos sources au ministère de la Défense syrien, un fils de bonne famille qui aimait trop l’argent les voitures de sport la drogue et le danger, il avait disparu un beau matin et son contact nous avait appris sur un ton badin il est en Suisse, euphémisme utilisé en Syrie pour désigner ce pénitencier au milieu des roches et à deux pas d’un des sites antiques les plus célèbres du Moyen-Orient, si beau quand l’aube de safran irise les colonnes blanches et le château arabe leur berger sur sa colline, Palmyre-Tadmor cité caravanière aujourd’hui peuplée de caravanes de touristes et de prisonniers, ville des agneaux égorgés en pleine rue sous les yeux effarés des Européens qui passent, capitale de la steppe syrienne où ce Rabia que je n’ai jamais vu doit encore pourrir s’il survit, en Suisse, c’est-à-dire à Tadmor à Sadnaya à Homs ou autrefois à Mezzé dans une de ces prisons militaires hauts lieux de la torture et des exécutions sommaires où ont été pendus tout au long des années 1980 et 1990 les Frères musulmans syriens, par dizaines, par centaines, leurs cadavres enfouis dans des fosses communes au creux des vallons désertiques, avec ceux des morts sous la torture ou de maladie, tuberculose, abcès divers, septicémies, mal nourris, entassés à plusieurs centaines par baraquement, interdits de visite, les activistes musulmans étaient raflés à Hama, à Alep, à Lattaquié et envoyés, un bandeau sur les yeux, à Palmyre en arabe Tadmor la bien nommée, où ils croupissaient dix, quinze ans jusqu’à ce qu’on les libère, paranoïaques, délirants, dénutris ou invalides, j’en ai rencontré un en Jordanie, une source de plus dans ma Zone, quatorze ans de prison syrienne, entre 1982 et 1996, de seize à trente ans, sa jeunesse torturée, brisée, un œil en moins, une jambe boiteuse, il me racontait que son principal loisir en prison était de compter les morts, il maintenait le comput des pendus dans la cour, de ceux qui disparaissaient dans les hurlements au milieu de la nuit, au début j’essayais de me rappeler leurs noms, racontait-il, mais c’était impossible, je gardais juste le compte, je m’y accrochais comme à ma vie, pour savoir si je mourais quel numéro j’aurais, jour après jour, en quatorze ans j’ai compté 827 morts dont plus de la moitié par pendaison, le plus souvent à la chaîne, la nuit — j’ai été arrêté devant chez moi à Hama au moment des événements de 1982, je ne savais rien de l’islam et du Coran, j’étais un ignorant, ils m’ont arrêté parce qu’un de nos voisins était avec les Frères, je venais d’avoir seize ans, ils m’ont mis un bandeau sur les yeux et m’ont battu, je ne sais pas où je me trouvais, dans une caserne je suppose, j’ai passé deux jours sans boire une goutte d’eau et j’ai été transféré à Palmyre dans un camion, personne ne savait où nous allions, nous sommes arrivés de nuit, on nous a fait descendre à coups de trique — les soldats nous ont torturés jusqu’à l’aube, c’était la coutume avec les nouveaux venus, il fallait nous briser, nous faire comprendre où nous nous trouvions, on m’a cassé la jambe avec une barre de fer, je me suis évanoui, je me suis réveillé dans un baraquement comme un grand dortoir, ma jambe était violette toute gonflée j’avais soif, je ne savais pas ce qui était le plus douloureux, si c’était la soif ou la fracture, je ne pouvais pas parler, un des prisonniers m’a donné de l’eau et m’a fait comme une attelle avec un vieux cageot c’est le seul soin médical que j’ai reçu, l’os s’est mal remis en place et depuis je boite je n’arrive plus à courir, fini le foot mais en prison on ne pensait pas au football, la cour c’était surtout pour pendre des gens, grâce à Dieu j’en suis sorti, j’ai appris le Coran par cœur, les livres étaient interdits, les stylos aussi, mais le Coran circulait de bouche à oreille, des chuchotements, j’ai appris sourate après sourate en commençant par les plus courtes, je les ai apprises de la bouche des détenus plus âgés, dans le noir, un flot continu presque inaudible serrés les uns contre les autres nous priions tous ensemble, pour que les gardiens ne remarquent rien nous nous prosternions devant Dieu en pliant seulement le petit doigt, comme il est permis aux malades, Dieu a voulu que je survive, au moment où j’ai compté le 492